Page:Rilke - Histoires du Bon Dieu.pdf/72

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et que le vieux Timofei chantait de nouveau. Mais cet automne-là le vent soufflait si fort à travers le village qu’aucun passant ne put savoir avec certitude si l’on chantait, ou non, dans la maison de Timofei. Et la porte ne fut ouverte à aucun de ceux qui frappaient. Les deux hommes voulaient être seuls. Jegor était assis au bord du poêle sur lequel était étendu son père, et de temps en temps son oreille s’approchait de la bouche du vieillard ; car celui-ci chantait en effet. Sa vieille voix portait, un peu voûtée et tremblante, toutes les plus belles chansons vers Jegor, et celui-ci hochait quelquefois la tête, ou balançait ses jambes pendantes, comme s’il avait chanté. Cela dura ainsi pendant de longs jours. Timofei trouvait toujours de nouveau une chanson plus belle au fond de son souvenir. Souvent, la nuit, il éveillait son fils et, tandis que, de ses mains fanées et pleines de tressaillements, il faisait des mouvements incertains, il chantait une petite chanson, et encore une, et encore une — jusqu’à ce que le matin paresseux commençât de bouger. Et peu après la plus belle, il mourut.