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grès. Et, d’autre part, le plus grand nombre de ceux qui s’occupent d’applications croit pouvoir se soustraire à la considération de toutes les difficiles recherches que nous venons d’indiquer. Ils se séparent ainsi de la Science rigoureuse et tendent à développer, pour leur usage personnel, une espèce de mathématique particulière qui, comme un rejeton, sort de terre et grandit en enlevant la force au vieil arbre.

Il faut unir toutes nos forces pour triompher de ce danger de scission. Qu’il me soit permis de préciser, à l’aide de deux articles de foi, la position que je prends à cet égard.

Je crois d’abord que les imperfections, que l’on reproche du côté mathématique à l’intuition géométrique, ne sont que temporaires, et que l’on peut développer l’intuition de telle sorte qu’à son aide on arrive à saisir les considérations abstraites des analystes, au moins dans leur tendance.

Je crois ensuite qu’au moyen d’un tel développement de l’intuition exercée, la possibilité d’appliquer notre Science aux circonstances du monde extérieur ne changera jamais profondément, pourvu qu’on soit toujours bien résolu à considérer ces applications, en général, comme une sorte d’interpolation représentant les relations avec une exactitude qui suffit au but pratique envisagé, mais ne jouissant que d’une exactitude limitée.

Je termine par ces remarques l’adresse que vous avez bien voulu écouter si patiemment. Vous avez pu reconnaître que, dans les Sciences mathématiques, il n’y a pas un instant d’arrêt, et que l’activité y est aussi incessante que dans les Sciences naturelles. Et ceci est une loi générale. Nombreux, certes, sont les travailleurs au développement de la Science, mais c’est à un bien petit nombre d’éminents chercheurs qu’elle doit ses impulsions nouvelles et fécondes. La période d’activité et d’influence de ces grands hommes n’est pas limitée aux seuls instants de leur court passage sur la terre ; leur travail continue, car chaque jour on saisit davantage leurs profondes pensées. Indubitablement il en est ainsi de Riemann.