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DANS LES REMOUS

Ayant pour seuls outils leurs ongles et leurs dents,
Qui passèrent des ans, des ans, des cycles d’ans
À se dissocier des brutes et des fauves,
Dans cet unique effort, d’être saines et sauves,
Sans prendre conscience encor de leurs destins,
Sans aurore d’idée en la nuit des instincts,
Sans laisser pour témoin de leur étape brève
Quelque objet conservant un souvenir de rêve,
Fût-ce un caillou marqué par un autre d’un cran,
Rien, et qui toutefois, jour par jour, an par an,
De la sorte ont vécu des siècles à centaines ;
Et leurs sensations, que je crois incertaines
Parce qu’ils n’avaient point, pour les noter, des mots,
Ils les sentaient pourtant, et leurs nerfs d’animaux
En vibraient, les gravaient en leur vierge cervelle,
Et plus profondément chaque empreinte nouvelle
Creusait un point, et point par point ces millions
De points se rejoignaient pour tracer des sillons
Où la cervelle enfin devait, ensemencée,
Porter tes fleurs, ô verbe, et tes grains, ô pensée !
Et tous ces moi, les plus lointains, les plus confus,
Les plus vagues, en moi revivent. Je les fus.
Je les suis. Je ne peux les forcer à se taire.
Je suis tout le passé de l’homme sur la terre,
Passé toujours présent rué vers l’avenir,
Tumultueux chaos qui veut se définir,