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française de sang, de cœur et de tradition, et surtout d’être foncièrement catholique, inébranlablement attachée aux croyances de ses pères, les seules vraies, du reste. D’un autre côté, elles jugeaient également impossible de la laisser émigrer dans les domaines du roi de France : la France, l’éternelle ennemie, se fût servie de cette force nouvelle pour tenter de reconquérir ses anciennes possessions, que l’exode en masse des habitants eût transformées en une sorte de désert, facile à réoccuper, défendu qu’il était seulement par une faible garnison.

Le seul parti à prendre en l’occurrence, pour des hommes d’État dont l’intérêt, l’enjeu matériel était la suprême loi, était de garder ces français, ces paysans têtus, ces méprisables et ignorants papistes, à l’intérieur de leurs frontières, par force et par ruse, en attendant l’heure favorable à l’exécution du sort qu’on leur destinait, lequel était déjà fixé dans ses lignes essentielles. Dès le 28 décembre 1720, les Lords du Commerce écrivaient de Whitehall à Richard Philipps : « Nous inclinons à croire que les habitants français de la Nouvelle-Écosse ne deviendront jamais de bons sujets de Sa Majesté tant que les gouverneurs français et leurs prêtres exerceront sur eux une aussi grande influence ; pour cette raison, nous sommes d’avis qu’ils devraient être transportés ailleurs, aussitôt que les renforts que nous nous proposons de vous envoyer seront arrivés en Nouvelle-Écosse… »[1] Voilà le dessein fatidique ouvertement exprimé, et nous ne sommes qu’en 1720 !

M. Henri Vaugeois a dit avec une grande profondeur philosophique : « Dans la vie en société, qui est presque toute dominée et mue par la parole, les hommes ont commencé de rendre possible un événement, fût-ce un crime, dès la minute où ils en ont énoncé l’idée. »[2] Réflexion très juste, et qui s’insère comme d’elle-même dans l’ordre de nos considérations et de nos déductions. L’idée de la déportation est énoncée en haut lieu : elle fera son chemin, elle aboutira fatalement. « Quand les renforts seront arrivés », — c’est-à-dire quand la colonie sera suffisamment peuplée de nos propres gens, quand le sol de la province aura été défriché par le travail et les sueurs des étrangers qui l’habitent maintenant, et que nous n’aurons plus qu’à recueillir les fruits de leurs longs labeurs, quand nous aurons assez de soldats pour opérer cette chose rêvée, — alors se sera l’heure. Cette heure vint en effet, lentement mais sûre-

  1. « We are apprehensive they will never become good subjects to His Majesty whilst the French Governors and their priests retain so great an influence over them, for which reason we are of opinion they ought to be removed as soon as the forces which we have proposed to be sent to you shall arrive in Nova Scotia… » N. S. D., p. 58, — Arch. Can. (1894) B. T. N. S., vol. 32, p. 395.

    Ce texte est capital dans la question qui nous occupe. Lawrence dans sa fameuse lettre supra cit. du 1er  août 1754, ne fera que reprendre, à peu près dans la même forme, l’idée exprimée ici par les Lords.

  2. Enquête sur la Monarchie, de Chs Maurras, p. 175.