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« Cependant, » dit encore Leguerne, « Je n’étais pas tranquille pour ceux qui restaient aux trois rivières, je leur faisais dire de temps en temps de songer à se retirer. Mais l’Acadien n’aime point absolument à quitter son pays, et plusieurs ne m’en aimaient pas davantage, mais je les regardais comme des malades, sans les priver de ces avis que je leur croyais nécessaires. » «  J’écrivis même une lettre fort longue aux habitants de Chipoudy où je leur marquais fort au long les dangers qu’ils couraient à rester dans leurs quartiers et que le père Labrosse leur expliqua de ma part. Ils firent la sourde oreille et ce que je leur avais prédit leur arriva. L’ennemi vint à la Pentecôte 1756 à Chipoudy, en trouva une vingtaine qui travaillaient autour de leurs masures, en tua deux, leur leva la chevelure et emmena deux jeunes gens qu’il prit à la course. »

« Cet accident leur ouvrit les yeux. Ils vinrent me consulter et je les fis sortir de leur endroit de concert avec Mr de Boishébert, après quoi je les fis passer sur l’île St-Jean. »

Cette insistance et ces efforts de leurs missionnaires pour les faire sortir de leur pays et les empêcher de se rendre aux Anglais est peut-être, entre les souvenirs du grand dérangement, celui qui a laissé les plus profondes impressions parmi les descendants des réfugiés acadiens, en quelque lieu que ceux-ci aient abordé. Les Anciens se rappelaient, toujours avec amertume, d’avoir été obligés presqu’aussitôt après leur arrivée ici, de prêter le serment d’allégeance à l’Angleterre, serment que leurs missionnaires n’avaient jamais voulu leur permettre de prêter là-bas. Et puis, ceux qui voulurent retourner à l’Acadie, qui y trouvèrent leurs terres possédées par des maîtres étrangers, sans avoir aucune espérance d’en recevoir le moindre dédommagement, se demandaient, non sans raisons, pourquoi la France qui avait stipulé pour les Canadiens des garanties sauvegardant leur religion, leur langue, leurs lois et leurs propriétés, n’avait obtenu rien de tout cela pour eux ! N’étaient-ils pas français aux mêmes titres ? n’avaient-ils pas les mêmes droits ? n’avaient-ils pas fait assez de sacrifices pour l’amour et l’intérêt de la patrie ? Mystère et lacune inexplicable du Traité de Paris ! dont les Canadiens assurément n’étaient pas responsables ; mais dont nos frères de là-bas finirent par nous tenir coupables, quand ils eurent constaté l’infériorité de leur condition, en comparaison des droits dont nous jouissions ici ! C’est ce qui explique ces sentiments d’antipathie, d’éloignement, de chagrin jaloux que l’Acadien semble éprouver d’instinct à l’égard du Canadien !

Coupons court à ces réflexions pénibles et revenons auprès des Acadiens, cachés dans les bois, comptant toujours sur des secours qui n’arrivent point, caressant toujours l’espérance chimérique de voir bientôt la France reprendre ses domaines et les remettre en la paisible possession de leurs terres ; et, en attendant, achevant d’épuiser leurs dernières ressources.

Mr. Leguerne leur avait conseillé de se rendre à la mer avant la fin du printemps, pour profiter des glaces des rivières et se trouver plus à portée de recevoir des secours ou d’être transportés ailleurs. Seules les familles de Memramcook avaient suivi ce conseil et étaient rendues à Cocagne, quand, le 10 mars 1756, Leguerne écrivit sa lettre au Gouverneur de Louisbourg, pour lui faire