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qu’on vient d’étudier, il s’agisse uniquement de la morale enseignée, de la morale plus ou moins codifiée et formulée, de la morale courante et respirée dans l’ambiance, de la morale qui a pour elle l’approbation du genre humain ou d’une fraction plus ou moins importante du genre humain. Il semble bien que par la force des choses, l’instinct, le sentiment, dans ce qu’ils ont de spontané soient hors de cause et qu’ils gardent, aux yeux même de l’immoraliste, leurs droits imprescriptibles comme guides de l’homme intérieur.

Quelle est maintenant l’idée qui domine l’immoralisme ? Il semble bien que ce soit ce qu’on pourrait appeler l’idée irrationaliste. C’est l’idée et le sentiment que la vie dépasse infiniment en richesse, en variété et en imprévu les codifications de notre morale. Ce qui fait la faiblesse de cette morale, ce qui fait qu’elle a si peu de pouvoir sur la marche de la vie, c’est que nous connaissons trop mal le monde pour affirmer que notre ordre moral est nécessaire à sa bonne marche et pour être sûr que la vie serait moins riche et moins belle si l’on admettait comme permis ce qui est défendu aujourd’hui. C’est, comme le dit un personnage du roman de Bojer, que « la vie est plus large que toutes les lois humaines du juste et de l’injuste ». Aucune formule morale n’enserre cette vie insaisissable, pareille à l’eau de la source Amelès qui, raconte Platon, ne se pouvait garder dans aucun vase…


II. Nous arrivons au second type d’immoralisme représenté par Stirner et Nietzsche. À l’encontre des penseurs qui gardent l’attitude précédente, Stirner accorde à la morale un rôle énorme dans les affaires humaines et une influence extraordinaire sur la conduite de la vie et sur le bonheur et le malheur des hommes. Sans doute afin de mieux mettre les hommes en garde contre ce qu’il appelle la Hantise, il ne croit pas pouvoir assez exagérer la puissance des idéaux moraux. Il n’ironise pas sur un thème qui lui tient si fort à cœur. Il prend terriblement au sérieux la morale et les moralistes. Il s’effare devant les Fantômes, les « Personnalités de Respect » qui peuplent le Royaume de l’Esprit et défend désespérément contre eux l’indépendance, l’unicité et l’instantanéité de son moi. Les expressions combatives reviennent sur les lèvres de cet athlète aux nerfs tendus, aux traits crispés : « le rude poing de la Morale,