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appréciable sur le fond des mœurs, et l’on voudrait qu’un cours d’idéalisme humanitaire eût la puissance de rendre à jamais invulnérable la sensibilité féminine[1] ! »

M. Maurice Barrès, sous le Jardin de Bérénice, oppose à la morale livresque, scolaire et pseudo-scientifique représentée par l’ingénieur Charles Martin, l’instinct sûr, délicat et charmant de Bérénice. Il importe de noter que la thèse de M. Barrès ne consiste pas à repousser la morale de la raison raisonnante comme nuisible ou dangereuse, mais, plutôt, de la montrer vaine et impuissante à modifier le sens profond de notre instinct. Dans l’évocation mélancolique qui termine le roman, M. Barrès fait parler Bérénice morte : « Il est vrai, dit-elle à son ami Philippe, que tu fus un peu grossier en désirant substituer ta conception de l’harmonie à la logique de la nature. Quand tu me préféras épouse de Charles Martin plutôt que servante de mon instinct, tu tombas dans le travers de l’Adversaire qui voudrait substituer à nos marais pleins de belles fièvres quelque étang de carpes. Cesse pourtant de te tourmenter. Il n’est pas si facile que ta vanité le suppose de mal agir. Il est improbable que tu aies substitué tes intentions au mécanisme de la nature. Je suis demeurée identique à moi-même sous une forme nouvelle ; je ne cessai pas d’être celle qui n’est pas satisfaite… Je pleurais dans la solitude, mais peut-être allais-je me consoler : tu me poussas dans les bras de Charles Martin pour que j’y pleure encore. Dans ce raccourci d’une vie de petite fille sans mœurs, reconnais ton cœur et l’histoire de l’univers[2]. »

Chose remarquable ! la note immoraliste n’est pas absente du chœur des moralistes religieux et laïques. — C’est un lieu commun chez les moralistes chrétiens de déplorer la force des passions et la faiblesse des freins moraux. Dans la morale chrétienne, la casuistique représente une concession forcée de la morale, une adaptation des commandements moraux aux exigences de notre nature corrompue. De là le reproche que les moralistes rigides ont adressé à la morale des Jésuites d’être une morale relâchée, c’est-à-dire au fond une morale immoraliste.

  1. R. de Gourmont, Épilogues, 2e série, p. 41.
  2. M. Barrès, Le Jardin de Bérénice à la fin.