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philosophe français Bayle, qui, dès 1682, dans ses Pensées sur la Comète et dans la Critique générale de l’Histoire du Calvinisme du père Maimbourg, soutient cette thèse que la morale n’a qu’une influence insignifiante sur la conduite de l’individu ; que celui-ci fait toujours en fin de compte ce que son tempérament lui commande. On trouve à la table des matières des Pensées diverses sur la Comète des articles comme celui-ci : Il ne faut juger de la vie d’un homme ni par ce qu’il croit, ni par ce qu’il publie dans ses livresL’homme ne vit point selon ses principes… ; ou encore celui-ci : Passions médiocres faciles à réprimer. — La morale ne fait rien quand elle n’a pas le tempérament pour complice. Elle triomphe quand elle recommande la chasteté à un tempérament froid. Bayle remarque quelque part que saint Augustin professa une morale assez indulgente en ce qui concerne l’usage des femmes, tant qu’il garda l’aptitude à en jouir. Quand l’âge lui eut ôté le désir, il se refréna aisément, sans l’aide de la morale.

Fourier ne prend pas non plus la morale au sérieux. Dans son livre : Théorie des quatre mouvements, il soutient que les vices sont nos uniques mobiles et qu’il est impossible de les brider. « Il a fallu, selon lui, de longs siècles de dégénérescence pour établir la monogamie, régime si contraire à l’intérêt des gens vigoureux ; et personne d’ailleurs ne se soumet à cette loi dès qu’elle devient tyrannique. » — La morale, quand elle commande aux passions, est comparable à ce chef barbare à qui le roi d’Angleterre adressait cette question : « Vos sujets vous obéissent-ils bien ? » — Le chef répondit : « Pourquoi non ? Je leur obéis bien moi-même. »

« La morale, dit ailleurs Fourier, s’abuse lourdement si elle croit avoir quelque existence par elle seule ; elle est évidemment superflue et impuissante dans le mécanisme social ; car sur toutes les questions dont elle forme son domaine comme le larcin, l’adultère, etc., il suffit de la politique et de la religion[1] pour déterminer ce qui est convenable dans l’ordre établi. Quant aux réformes à entreprendre dans les mœurs, si la religion et la politique y échouent, la morale y échouera encore mieux. Qu’est-elle

  1. Le point faible de cette argumentation semble être d’accorder à la politique et à la religion un pouvoir que Fourier dénie à la morale. Psychologiquement, on ne voit pas la raison de cette différence. Il est vrai que par politique Fourier entend sans doute la police sociale et celle-ci a à sa disposition des influences qui pour n’être ni psychologiques, ni morales, n’en sont pas moins efficaces.