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l’anarehisme un antagonisme de principes et de tendances qui constitue pour la doctrine un germe fatal de désagrégation[1]. L’Individualisme tel que nous l’avons défini, ― sentiment de révolte contre les contraintes sociales, sentiment de l’unicité du moi, sentiment des antinomies qui s’élèvent inéluctablement dans tout état social entre l’individu et la société, pessimisme social, ― l’Individualisme, disons-nous, ne semble pas près de disparaître des âmes contemporaines. Il a trouvé dans les temps modernes plus d’un interprète sincère et passionné, dont la voix aura longtemps encore un écho dans les âmes éprises d’indépendance. L’Individualisme n’a pas le caractère passager et artificiel d’une doctrine politique et sociale telle que l’Anarchisme. Les raisons de sa pérennité sont d’ordre plutôt psychologique que social. En dépit des prédictions des sociologues optimistes qui, comme M. Draghicesco[2], se persuadent que la marche de l’évolution sociale et le fonctionnement mécanique de quelques lois sociologiques simples telles que la loi d’intégration sociale, aura la vertu, dans un avenir plus ou moins lointain, de rationaliser et de socialiser complètement les instincts humains, d’assimiler, d’égaliser et de domestiquer toutes les âmes, de noyer l’individu dans la collectivité, d’effacer en lui tout sentiment d’individualité, toute velléité d’indépendance et de résistance aux soi-disant lois de la raison et de la morale, d’amener enfin l’avènement de cette race de « lâches heureux » dont parle Leconte de Lisle, il est permis de croire que l’Individualisme restera une forme permanente et indestructible de la sensibilité humaine et qu’il durera autant que les sociétés elles-mêmes.

G. Palante.
  1. M. Fouillée, dans son livre Nietzsche et L’Immoralisme, retrace l’évolution actuelle de l’anarchisme et indique le conflit entre la tendance individualiste à la Stirner et la tendance humanitaire qui se traduit sur le terrain métaphysique par un monisme naturaliste à la Spinoza. Après avoir cité un passage de M. Heclaire, le traducteur de Stirner qui prétend substituer à la conception stimérienne de l’ « Unique » celle d’un moi commun et universel, « fond commun » des individualités, M. Fouillée ajoute : « On le voit, l’anarchisme théorique a fini par devenir de nos jours un monisme à la Spinoza et à la Schopenhauer : l’Unique, qui n’était d’abord qu’un individu et un ego », s’est transformé en ce fond commun à tout que « la Science » nous fait entrevoir, que la « philosophie » seule dégage. « L’Unique = l’Un-Tout. » (Fouillée, Nietzsche et L’Immoralisme, p. 8.)
  2. Draghicesco, L’Individu dans le Déterminisme social (F. Alcan).