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niste est celui qui n’a pas seulement de ces désharmonies une vue théorique et abstraite, mais une expérience directe et une intuition personnelle. Il faut posséder, pour devenir un ironiste, la faculté de s’étonner. L’homme qui ne s’étonne pas, qui n’est pas saisi devant ce qui est plat, vulgaire et bête, de cette stupéfaction douloureuse dont parle Schopenhauer et dont il fait le musagète de la philosophie, celui-là ne sera jamais un ironiste. Un Thackeray, un Anatole France ont évidemment éprouvé devant la vanité et la sottise de leurs contemporains cette petite secousse de stupéfaction qui vous traverse comme une commotion électrique ; sinon ils n’auraient pas écrit ces chefs-d’œuvre d’ironie légère, souriante et cinglante : le Livre des Snobs et les Histoires contemporaines.

L’ironie est souvent provoquée par un heurt brusque de la conscience individuelle et de la conscience sociale, par la vision subite de ce qu’il y a de stupidement et d’impudemment mensonger dans les simulacres sociaux. L’individu trouve alors que ces simulacres ne valent pas qu’on les discute sérieusement et que tout ce qui leur convient est le sourire de l’ironie.

L’ironie est donc un sentiment individualiste et, jusqu’à un certain point, antisocial. Car, par son sourire méphistophélique, l’ironiste annonce qu’il s’est isolé, qu’il s’est retiré de la scène du monde, qu’il est devenu un pur contemplateur et que là, sous les templa serena de la pure et immaculée connaissance, il se rit des entraves sociales, des conventions, des rites et des momeries de tout genre qui, comme autant de fils, font mouvoir les marionnettes de la comédie sociale. Antisocial, l’ironiste l’est encore par son dédain de ces préjugés qu’on décore du nom de principes. Il se rit du philistin, de l’homme aux préjugés immuables d’Ibsen ; et réciproquement il est lui-même en horreur au philistin, c’est-à-dire à l’être social par excellence. Cette attitude est admirablement décrite dans Adolphe : « J’avais contracté une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j’entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bien établis en fait de morale, de convenance ou de religion, choses qu’elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire, non que j’eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j’étais impatienté d’une conviction si ferme et si lourde… Je me donnai, par cette conduite, une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté. On eût dit qu’en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confiance qu’ils m’avaient faite ; on eût dit qu’en se montrant à mes yeux tels qu’ils étaient, ils