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lâches coalitions grégaires. Le ridicule est une brimade sociale contre celui qui se trouve en contravention avec un préjugé et qui est jeté, par là même, en marge du troupeau. Ce qui fait l’infériorité intellectuelle du rire, c’est qu’il est toujours une manifestation sociale. L’ironie est au contraire un état d’âme individuel. Elle est la fleur de désillusion, la fleur funéraire qui fleurit dans le recueillement solitaire du moi.

Le contraire de l’ironie, c’est le sérieux, le pectus, comme dit Amiel. Toutefois cela n’est vrai qu’en partie. Car l’ironie profondément sentie et intellectuellement motivée a elle-même quelque chose de sérieux et même de tragique. Cela est si vrai que les âmes les plus sérieuses, les plus passionnées — la passion est toujours sérieuse — sont aussi les plus enclines à l’ironie, quand les circonstances les y portent. Amiel en est lui-même un exemple. Il a compris admirablement la double nature du sérieux et de l’ironie, tout en donnant la préférence au premier. « La raison, dit-il, pour laquelle l’ironie à perpétuité nous repousse, c’est qu’elle manque de deux choses : d’humanité et de sérieux. Elle est un orgueil, puisqu’elle se met au-dessus des autres… Bref on traverse les livres ironiques, on ne s’attache qu’à ceux où il y a du pectus[1]. »

L’espèce de gens à qui l’ironie est antipathique éclaire aussi sa nature. Ce sont les femmes et le peuple. Le peuple ne comprend pas l’ironie ; la femme non plus. Le peuple voit sous l’ironie un orgueil de l’intelligence, une insulte à Caliban. Quant à la femme, elle est peuple par son incompréhension et par son mépris de l’intelligence. Le paradoxe de Schopenhauer reste vrai. La femme est surtout une physiologie et une sensibilité, non un cerveau. L’ironie, attitude de cérébral en qui s’affirme le primat de l’intelligence sur le sentiment, lui est suspecte et antipathique. La femme est et reste un être passionné dans sa chair et dans ses nerfs. Or l’ironie glace la passion ; elle est le sourire méphistophélique qui se joue autour de la divinité qui reste le vrai culte de la femme : l’amour.

Ce qui vient d’être dit nous permet de résumer en quelques traits les caractères psychologiques de l’ironie.

Comme nous l’avons dit, l’ironie est une attitude essentiellement pessimiste. L’ironie se fait jour chez ceux en qui s’affirme le sentiment profond des désharmonies cachées sous les harmonies superficielles dont une certaine philosophie optimiste décore les avenues et les façades de la vie et de la société. Le véritable iro-

  1. Journal intime, t. II, p. 305.