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La nature et la société ne sont qu’un tissu de contradictions et d’illusions. Notre moi n’échappe pas à l’universelle loi d’ironie ; il est lui-même, à ses propres yeux, une perpétuelle contradiction et une perpétuelle illusion. Il se rit de lui-même, de sa propre incertitude et de son propre néant.

C’est ici qu’apparaît la différence qu’il faut marquer entre l’ironie et le cynisme.

Le cynisme est un égotisme transcendant. L’égoïsme, l’égoïsme porté à l’absolu est, comme l’a très bien montré M. le Dr  Tardieu[1], le principe métaphysique du cynisme. Le cynique ne prend rien au sérieux, si ce n’est toutefois son propre moi, son propre égoïsme. Ce dernier n’est pas pour lui une illusion, mais une réalité, la réalité par excellence, la seule réalité. Devant la ruine de tout le reste, le cynique a sur les lèvres le salut triomphant de Stirner : Bonjour, Moi ! L’ironiste, lui, ne prend pas son moi plus au sérieux que tout le reste. Il y a une ironie envers soi-même aussi sincère et aussi profonde, sinon davantage, que celle qui s’adresse à autrui et au monde. L’ironie recouvre un fond d’agnosticisme, une hésitation douloureuse et résignée, un inquiet pourquoi sur le fond des choses ; le doute même qu’il existe un fond des choses ; la question d’Hamlet : Être ou ne pas être ? Le cynisme est un état d’âme tranchant et simpliste. Il est une forme grossière du sentiment de l’absolu. L’ironisme est un état d’âme nuancé. Par le dédoublement, la Doppelgängerei qu’il implique, il est une forme du sentiment du relatif.

Le cynisme est la pente des natures vulgaires. Suivant la remarque du Dr  Tardieu, il est le fait des sensuels, des égoïstes, des méchants, des ambitieux effrénés ou déçus, des lâches, des âmes de valets. Julien Sorel est un cynique plutôt qu’un ironiste. Le cynisme est une quintessence d’égoïsme qui suppose un manque de noblesse d’âme. L’ironie suppose une intelligence fine et nuancée, une grande délicatesse sentimentale, un raffinement de la sensibilité qui ne se rencontrent pas chez les êtres vulgairement et platement égoïstes.

Par là aussi l’ironie se distingue du rire. Le rire est vulgaire, plébéien. D’après Nietzsche, aucun geste de l’animal n’égale la vulgarité du rire humain. Cette observation est très juste. Il faut avoir vu le rire de certains hommes. — Le rire est grégaire, bestial. Il est le ricanement heureux des imbéciles triomphant de l’intelligence par un accident et un hasard. Le rire est l’arme des

  1. Dr  Tardieu, Le cynisme, Revue philosophique, janvier 1904.