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son élément propre, se délectant au choc des idées, faisant saillir l’antinomie des choses, pour déconcerter le lecteur et l’accabler sous l’idée opprimante qu’une divinité cruelle se fait un jeu de regarder sa créature se débattre au milieu des contradictions où elle l’a jetée.

Mais il y a une antinomie sociale qui prime et résume les autres. C’est l’antinomie qui se pose sur les terrains divers de l’activité humaine entre les aspirations et les exigences de l’individu d’une part, et d’autre part les aspirations et les exigences de la société. Si cette antinomie est réelle, c’en est fait des prétentions dogmatiques du rationalisme et de l’optimisme social  ; c’est le pessimisme et l’ironisme social qui est le vrai. Un personnage romantique du roman de Sainte-Beuve  : Volupté, M. de Couaen, exprimait déjà cette loi d’ironie sociale  : « Il y a une loi, probablement un ordre absolu sur nos têtes, quelque horloge vigilante et infaillible des astres et des mondes. Mais, pour nous autres hommes, ces lointains accords sont comme s’ils n’étaient pas. L’ouragan qui souffle sur nos plages peut faire à merveille dans une harmonie plus haute  ; mais le grain de sable qui tournoie, s’il a la pensée, doit croire au chaos… Les destinées des hommes ne répondent point à leur énergie d’âme. Au fond, cette énergie est tout dans chacun  ; rien ne se fait ou ne se tente sans elle  ; mais entre elle et le développement où elle aspire il y a l’intervalle aride, le règne des choses, le hasard des lieux et des rencontres. S’il est un effet général que l’humanité en masse doive accomplir par rapport à l’ensemble de la loi éternelle, je m’en inquiète peu. Les individus ignorent quel est cet effet  : ils y concourent à l’aveugle, l’un en tombant comme l’autre en marchant. Nul ne peut dire qu’il ait plus fait que son voisin pour y aider. Il y a une telle infinité d’individus et de coups de dés humains qui conviennent à ce but en se compensant diversement, que la fin s’accomplit sous toutes les contradictions apparentes  ; le phénomène ment perpétuellement à la loi  ; le monde va et l’homme pâtit  ; l’espèce chemine et les individus sont broyés[1]. »

Cette façon énergique d’opposer la destinée de l’ensemble à la destinée des individus contient en germe tout le pessimisme et tout l’ironisme social.

On le voit, la philosophie de l’ironie se résout en un nihilisme métaphysique et social, qui pourrait prendre pour devise ce vers d’Amiel  :

Le néant peut seul bien cacher l’infini.
  1. Sainte-Beuve, Volupté, pp. 74-75.