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de la vie, qui s’élance vers les hauteurs de l’idéal pour retomber l’instant d’après dans les servitudes et les petitesses de la vie réelle ? Ce sont ces « contrariétés » de notre nature qui avaient conduit Pascal à installer un ironisme transcendant au cœur de la philosophie. Amiel voit aussi dans ce dédoublement, dans cette Doppelgängerei, une source d’ironie. « Mon privilège, dit-il, c’est d’assister au drame de ma vie, d’avoir conscience de la tragi-comédie de ma propre destinée, et plus que cela d’avoir le secret du tragi-comique, c’est-à-dire de ne pouvoir prendre mes illusions au sérieux, de me voir pour ainsi dire de la salle sur la scène, d’outre-tombe dans l’existence, et de devoir feindre un intérêt particulier pour mon rôle individuel, tandis que je vis dans la confidence du poète qui se joue de tous ces agents si importants, et qui sait tout ce qu’ils ne savent pas. C’est une position bizarre, et qui devient cruelle quand la douleur m’oblige à rentrer dans mon petit rôle, auquel elle me lie authentiquement et m’avertit que je m’émancipe trop en me croyant, après mes causeries avec le poète, dispensé de reprendre mon modeste emploi de valet dans la pièce. — Shakespeare a dû éprouver souvent ce sentiment, et Hamlet, je crois, doit l’exprimer quelque part. C’est une Doppelgängerei tout allemande et qui explique le dégoût de la vie réelle et la répugnance pour la vie publique si communs aux penseurs de la Germanie. Il y a comme une dégradation, une déchéance gnostique à replier ses ailes et à rentrer dans sa coque grossière de simple particulier[1]. »

Mais la source la plus fréquente de l’ironie est peut-être la dissociation qui s’établit dans une âme entre l’intelligence et la sensibilité. Les âmes qui sont capables d’une telle dissociation sont celles où domine une intelligence très vive, étroitement unie à la sensibilité. « Toutes les intelligences originales, dit M. Remy de Gourmont, sont ainsi faites : elles sont l’expression, la floraison d’une physiologie. Mais, à force de vivre, on acquiert la faculté de dissocier son intelligence de sa sensibilité : cela arrive, tôt ou tard, par l’acquisition d’une faculté nouvelle, indispensable, quoique dangereuse, le scepticisme[2]. » — C’est parmi les sentimentaux que se recrutent les ironistes. Ils cherchent à se libérer de leur sentimentalisme et comme outil, ils emploient l’ironie. Mais le sentimentalisme résiste et laisse percer le bout de l’oreille à travers l’intention ironiste. D’autres se complaisent dans leur sentimentalisme ; ils le chérissent et ne voudraient, pour rien au monde, arracher et

  1. Amiel, Journal intime, t. I, p. 64.
  2. Remy de Gourmont, Promenades littéraires, p. 108. La sensibilité de Jules Laforgue.