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ERREUR ET MALHEUR[1]

La justice universelle est le besoin le plus immédiat, le plus fondamental, le plus impérieux de tout individu vivant sur la terre. S’il en est ainsi, d’où vient que cette justice n’est pas encore établie ? Cela vient de ce que l’homme ne comprend pas son intérêt véritable ou, en d’autres termes, de ce qu’il vit dans l’erreur. Et son erreur prend parfois des proportions tellement énormes, que l’homme consent à verser des flots de son sang pour empêcher l’établissement de l’ordre de choses qui favoriserait le plus son bien-être et sa prospérité.

Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que telle est la nature de l’homme. Il paye pour ainsi dire la rançon de sa supériorité intellectuelle. Le phénomène de la connaissance implique nécessairement le phénomène de l’erreur. Les oscillations d’un pendule sont égales dans les deux directions. Si l’écartement à droite est très considérable, il sera suivi par un écartement à gauche d’une amplitude presque pareille. C’est l’image de l’esprit humain. L’homme, ayant une intelligence très supérieure à celle des animaux, a pu accumuler une somme de vérités infiniment plus haute que les autres espèces, mais aussi, par contre-coup, une somme d’erreurs proportionnelle. Ainsi l’homme créa la physique, mais en même temps, hélas la métaphysique, fatras informe de déviations de tout genre qui oppose les obstacles les plus formidables à notre bonheur. C’est seulement quand la métaphysique sera complètement terrassée par le savoir positif que l’esprit humain, enfin affranchi et libéré de ses langes, pourra assurer la plus grande somme possible de prospérité à notre espèce.

L’intelligence, cet instrument magnifique qui donne tant de puissance à l’homme par la connaissance de la vérité, l’intelligence devient le pire ennemi de l’homme quand elle se met au service de l’erreur. Certes, c’est un bienfait incommensurable de posséder un moyen de communication comme le langage. Cela nous a élevé à

  1. Extrait d’un ouvrage intitulé La Justice et l’Expansion de la vie, essai sur le bonheur des sociétés humaines, qui paraîtra prochainement à la librairie Félix Alcan.