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laquelle les prisonniers ne doivent pas communiquer entre eux. « Les prisonniers, dit Stirner, ne peuvent entrer en relations entre eux que comme prisonniers, c’est-à-dire autant seulement que les règlements de la prison l’autorisent ; mais qu’ils commercent d’eux-mêmes, entre eux, c’est ce que la prison ne peut permettre. Au contraire, elle doit veiller à ce que des relations égoïstes, purement personnelles (et seulement comme telles elles sont des relations de toi à moi) ne s’établissent. — Que nous exécutions en commun un travail, que nous fassions ensemble manœuvrer une machine, la prison s’y prête bien volontiers. Mais que j’oublie que je suis un prisonnier et que je lie commerce avec toi qui l’oublies aussi, voilà qui met la prison en danger ; il ne faut pas que cela se fasse ; il ne faut pas que cela soit permis. Pour cette raison la Chambre française, animée des sentiments les plus moraux, a imaginé d’introduire le régime cellulaire. D’autres saintes assemblées feront la même chose pour faire cesser des « relations démoralisantes ». — Car cela seul est moral qui est sous le contrôle et la réglementation de la société.

L’amitié peut être regardée comme le type de ces sentiments spontanés et individuels, de ce libre commerce des « Uniques » dont parle Stirner. C’est pourquoi elle est, en ce sens, antisociale et par suite antimorale, la moralité se définissant en fonction des autorisations et des interdictions sociales.

C’est pourquoi encore l’amitié se justifie mieux dans une conception individualiste de la vie que dans les doctrines sociales qui se réclament de l’intérêt de la société, de l’idée de l’Homme, etc. — « Moi aussi j’aime les hommes, dit Stirner, mais je les aime avec la conscience de l’égoïsme. Je les aime parce que l’amour me fait heureux, j’aime parce qu’aimer m’est naturel, me plaît. Je ne suis pas philanthrope comme le Rodolphe des Mystères de Paris, le prince philistin, magnanime et vertueux qui rêve le supplice des méchants parce que les méchants le révoltent[1]…. »

Il en est de l’amitié comme de la vérité : elle est mon bien, ma créature, ma jouissance. L’égoïsme est au fond de l’une et de l’autre. « Les objets et les êtres, dit encore Stirner, ne sont pour moi que des matériaux que j’emploie. Servir la vérité n’est nullement dans mes intentions ; elle n’est à mon point de vue qu’un aliment pour ma tête pensante, comme la pomme de terre pour mon estomac, organe de la digestion, comme l’ami pour mon cœur sociable[2]. » Dans l’amitié comme dans la vérité, je place ma

  1. Stirner, L’Unique et sa propriété, p. 370.
  2. Stirner, loc. cit., p. 455.