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sociable par excellence. Au contraire l’âme discrète, haute et réservée d’Alceste est faite pour comprendre la véritable amitié.

Élective et aristocratique, l’amitié est un sentiment de luxe. Elle demande des âmes d’une trempe spéciale, d’un métal particulièrement robuste, délicat et vibrant. Dans une civilisation avancée, elle requiert peut-être, pour prendre son plein épanouissement, une culture supérieure de l’intelligence et de la sensibilité. M. de Roberty regarde avec raison l’amitié comme un art[1]. L’amitié est en effet, comme l’art, un luxe ; comme l’art aussi elle implique un choix ; elle distingue son objet et veut aussi être distinguée. Or le plaisir de se distinguer ou d’être distingué est au fond de toute beauté et de toute manifestation de la beauté. La politesse, ce que Schopenhauer appelle les « belles manières » sont la menue monnaie de l’altruisme. L’amitié est faite de la substance la plus précieuse des âmes qu’elle unit ; elle est le culte de la belle individualité.

L’amitié est un principe d’individualisation ; par là elle est un principe d’aristocratisation. Par là encore elle s’oppose à la socialité dont les tendances vont au conformisme et au nivellement, à la stagnation des intelligences et des sensibilités.

Les différences qui séparent l’amitié et la socialité vont jusqu’à établir entre elles une véritable antinomie qui n’est d’ailleurs qu’un des aspects de l’antinomie foncière qui semble exister entre l’individu et la société.

Sur tous les domaines de l’activité humaine, la société s’efforce de réduire, d’absorber, de mater l’individualité. Nous avons dit plus haut que ces délicates et intimes communications d’âmes que sont les affections électives sont vite flétries par les contrats grégaires.

Il y a plus. On peut dire que les sociétés organisées, groupe, clan ou corps, voient d’un œil jaloux et tiennent en suspicion plus ou moins ouverte de tels sentiments, précisément parce qu’ils sont particularistes, électifs, individuels. M. de Roberty se trompe selon nous quand il semble croire[2] que la sociabilité et les sentiments électifs comme l’amitié et l’amour procèdent d’une même source et qu’ils se corroborent l’un l’autre. La vérité est qu’ils se contrarient et se combattent. La société a toujours eu une tendance à réglementer l’amour et à surveiller l’amitié. L’esprit social ou grégaire ne tolère les affections privées qu’autant qu’elles se subordonnent à lui. Il lui semble que l’individu dérobe quelque chose à la société

  1. Voir le Nouveau programme de Sociologie, Paris, Félix Alcan, 1904, p. 117 et 199.
  2. Id., p. 124.