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Il y a déjà le germe de toute la socialité. Sainte-Beuve a admirablement rendu ce qu’a d’angoissant cette rupture soudaine des mystérieuses affinités qui s’établissent pour un instant privilégié entre quelques âmes d’élite. « Je compris que quelque chose s’accomplissait en ce moment, se dénouait dans ma vie ; qu’une conjonction d’étoiles s’opérait sur ma tête ; que ce n’était pas vainement qu’à cette heure, en cet endroit réservé, trois êtres qui s’étaient manqués jusque-là et qui sans doute ne devaient jamais se retrouver ensemble, resserraient leur cercle autour de moi. Quel changement s’introduisit par cette venue de Mme R… ! Oh ! ce qu’on se disait continua d’être bien simple et en apparence affectueux. Pour moi, en qui toutes vibrations aboutissaient, il m’était clair que les deux premières âmes de sœurs s’éloignèrent avec un frémissement de colombes blessées, sitôt que la troisième survint ; que cette troisième se sentit à la gêne aussi et tremblante, quoique légèrement agressive ; il me parut que la pieuse union du concert ébauché fit place à une discordance, à un tiraillement pénible, et que nous nous mîmes, tous les quatre, à palpiter et à saigner[1] » À vrai dire, ces subtiles nuances de sentiment n’appartiennent pas en propre à l’amitié ; elles peuvent être engendrées par d’autres sentiments, l’amour par exemple ; elles sont si complexes que tous les sentiments et toutes les puissances de l’âme semblent y entrer. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’amitié présente un type accompli et fréquent de ces intimes communications spirituelles.

Ces caractères : spontanéité, liberté, intimité profonde, font de l’amitié un sentiment essentiellement individualiste. — Individualiste, l’amitié l’est en ce qu’elle fait appel à ce qu’il y a de plus individuel dans la personnalité, en ce qu’elle est fondée sur les qualités les plus intimes et sur les affinités individuelles (parfois aussi sur les contrastes) les plus profondes. On oppose l’amitié à l’égoïsme et on a raison : car il y a un certain égoïsme plat et vulgaire qui est l’ennemi né de l’amitié. Mais d’autre part l’amitié ne va pas sans un intense sentiment de l’individualité, sans une originalité bien tranchée des deux moi en présence, sous un certain égoïsme supérieur qui s’abstrait de la banale sympathie ambiante et qui va chercher l’être qui lui donnera la réplique, qui le complétera, le stimulera et l’exaltera. Stirner a raison de dire en ce sens que c’est l’égoïste qui est le plus capable d’amitié. Au contraire le banal altruiste enveloppe tous les hommes dans sa sympathie ; mais il est incapable de s’attacher à ce qu’il y a d’intime et de pré-

  1. Sainte-Beuve, Volupté, p. 267.