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tradition, éducation, etc.), une société est un milieu intellectuel et moral qui s’impose à l’individu et qui exerce plus ou moins despotiquement son action sur lui. Une société quelle qu’elle soit tient peu de compte de la spontanéité de l’individu et la traite même en ennemie. L’amitié est au contraire un sentiment essentiellement spontané. Qu’elle se noue d’un choc et par une sorte de coup de foudre, comme l’amitié de Montaigne et de La Boétie, ou qu’elle se forme lentement, sous l’action du temps et de l’absence, par une sorte de cristallisation analogue à celle qui se trouve décrite dans les premières pages de Dominique, l’amitié semble jaillir du fond même des êtres qu’elle unit. « D’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain, elle (l’absence) compose avec des riens, en les tissant je ne sais comment, une de ces trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés viriles peuvent très bien se reposer pour le reste de leur vie, car ces attaches-là sont de toute durée. Les chaînes composées de la sorte à notre insu, avec la substance la plus pure et la plus vivace de nos sentiments, par cette mystérieuse ouvrière, sont comme un insaisissable rayon qui va de l’un à l’autre, et ne craignent plus rien, ni des distances, ni du temps. Le temps les fortifie, la distance peut les prolonger indéfiniment sans les rompre. Le regret n’est, en pareil cas, que le mouvement un peu plus rude de ces fils invisibles attachés dans les profondeurs du cœur et de l’esprit et dont l’extrême tension fait souffrir. Une année se passe. On s’est quitté sans se dire au revoir ; on se retrouve et pendant ce temps l’amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu. Ce long intervalle de douze mois, grand espace de vie et d’oubli, n’a pas contenu un seul jour inutile, et ces douze mois de silence vous ont donné tout à coup le besoin mutuel des confidences, avec le droit plus surprenant encore de vous confier[1]. »

Émerson a bien rendu, lui aussi, ce caractère spontané de l’amitié. « Faut-il chercher l’ami si impatiemment ? Si nous sommes apparentés, de quelque façon, nous nous rencontrerons. Dans le monde ancien, il était de tradition qu’aucune métamorphose ne pouvait cacher un dieu à un autre dieu, et un vers grec dit : Les dieux ne sont pas inconnus les uns aux autres. Les amis aussi suivent les lois de la divine nécessité ; ils gravitent l’un vers l’autre et ne peuvent faire autrement[2]. »

Spontané, ce lien est par là même souverainement libre. Il ne

  1. Dominique, Hachette, 1863, p. 21-22.
  2. Émerson, Essais, p. 201.