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sociation. Il a montré que si l’association est trop souvent pour l’individualité une cause d’affaiblissement, l’amitié, cette mystérieuse affinité des âmes, exalte et vivifie ce qu’il y a de plus intime et de plus précieux en elle. Autant Émerson envisage l’association sous un angle pessimiste, autant il exalte l’amitié et son action sur les âmes.

« Il est un observateur bien épais, dit-il, celui-là à qui l’expérience n’a pas appris à croire à la force et à la réalité de cette magie aussi réelle, aussi inéluctable que les lois de la chimie… Un homme fixe les yeux sur vous, et les tombes de la mémoire rendent leurs morts, ensevelis là ; il faut que vous livriez les secrets que vous êtes malheureux de garder ou de trahir. Un autre survient, vous ne pouvez plus parler et vos os semblent avoir perdu leurs cartilages ; l’entrée d’un ami nous donne de la grâce, de la hardiesse ou de l’éloquence ; et certaines personnes s’imposent à notre souvenir par l’expansion transcendante qu’elles ont donné à notre pensée et par la nouvelle vie qu’elles ont allumée dans notre sein.

« Qu’y a-t-il de meilleur que d’étroites relations d’amitié, quand elles ont pour base ces racines profondes ? La possibilité de joyeuses relations entre quelques hommes est une réponse suffisante au sceptique qui doute des facultés et des forces humaines… Je ne sais ce que la vie peut offrir de plus satisfaisant que cette entente profonde qui subsiste, après de nombreux échanges de bons offices, entre deux hommes vertueux dont chacun est sûr de lui-même et sûr de son ami. C’est un bonheur qui ferait ajourner tous les autres plaisirs et qui fait bon marché de la politique, du commerce et des églises. Car, lorsque les hommes s’assemblent comme ils devraient le faire, chacun d’eux bienfaiteur, pluie d’étoiles, habillé de pensées, d’actes, de talents, cette réunion serait la fête de la Nature[1]… »

La différence des effets de la socialité et de l’amitié s’explique par leur différence de nature.

Autre chose est l’association ou socialité, lien vague, anonyme, extérieur à l’individu ; autre chose est l’amitié, lien sympathique entre deux individus que rapprochent d’intimes affinités de sensibilité ou d’intellectualité.

Il y a dans toute société quelque chose d’imposé et d’artificiel. Qu’elle soit accidentelle ou permanente, et quelles que soient les causes qui lui ont donné naissance (intérêt, contrainte, coutume,

  1. Émerson, Sept Essais, traduits par J. Will, p. 200.