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une coopération, un concours, qui sont des entraves au libre exercice de l’activité normale de chacun, l’impôt, le service militaire, l’obéissance à une foule de règlements d’administration publique dont serait affranchi l’homme vivant isolé.

Ainsi nous n’échappons pas à l’autorité dans l’État et dans la famille ; nous n’y échapperons jamais, parce que la nature humaine la rend pour toujours nécessaire. Il est vrai seulement qu’elle est appelée à se détendre de plus en plus, principalement dans l’État, à mesure que progresseront la conscience et la raison humaines ; et c’est pourquoi, pour le dire en passant, la doctrine socialiste, si elle s’identifie, comme il le semble, avec la conception autoritaire de l’État, est, à cet égard au moins, un obstacle au progrès de la civilisation. Ainsi, en se perpétuant, l’autorité s’est profondément transformée. Dans les sociétés primitives c’est la volonté de quelqu’un qui commande, et les ordres que donne cette volonté ne se discutent pas. Mais la raison des individus se forme peu à peu par le fait même de la vie sociale. Un moment vient où le citoyen, comprenant mieux les devoirs et les droits que la raison lui impose, ne veut plus être gouverné que par des lois qui soient rationnellement justifiables, et se sent digne et capable de porter lui-même celles sous lesquelles il sera appelé à vivre. Du reste, ces lois émanées de lui ne l’obligent pas en fait moins rigoureusement que celles du pouvoir le plus despotique ; car les régimes les plus libres sont ceux qui peuvent le moins s’accommoder de l’anarchie : mais l’obéissance qu’il leur donne n’est point pour lui un joug, parce que, si ses passions l’excitent parfois à se révolter contre elles, sa conscience morale, qui est la forme supérieure et rationnelle de sa volonté, lui commande de leur rester soumis ; et ce sont les passions qui nous font esclaves, jamais la raison.

Voilà comment au souverain d’ancien régime disposant des biens, de la liberté, de la vie même de ses sujets, levant des impôts non consentis par ceux qui les paient, gérant les affaires de l’État sans contrôle, sans responsabilité, comme un bon père de famille qui agit au mieux des intérêts de ses enfants, mais sans avoir de comptes à rendre à personne, s’est substitué plus ou moins complètement chez les nations modernes un pouvoir de nature toute différente, reposant sur ce principe fondamental que le citoyen est par nature libre et souverain. Ce principe est vrai en soi, mais il n’est pas partout et toujours applicable. Les peuples ont droit à la liberté ; ils peuvent n’en être pas capables, non plus que les enfants, et, dans ce cas, le seul régime qui leur convienne c’est celui des enfants, le régime de la tutelle. Il est des nations mineures, qu’il