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choses sensibles, l’autre dans les choses intelligibles. Lequel est le premier, lequel est le véritable, car il n’est pas possible qu’ils soient vrais l’un et l’autre ? Platon répond à cette question par son allégorie de la Caverne. Ce qui est, au sens propre et littéral du mot, c’est, suivant Platon, l’intelligible ou l’Idée, c’est-à-dire ce qui n’existe pas. Ce qui n’est pas, le « non-être », qu’il ne faut pas du reste confondre avec le néant absolu, c’est le sensible, c’est-à-dire ce qui existe. Être et exister, loin d’être la même chose, sont donc presque le contraire l’un de l’autre.

Et si les lois mathématiques ont le caractère de l’être malgré leur idéalité, ou plutôt en vertu de leur idéalité même, que dirons-nous des lois morales dont la nécessité est bien plus absolue encore ? Car la nécessité mathématique est, après tout, conditionnelle, puisque, les mathématiques n’exprimant que des rapports de temps et d’espace, s’il n’y avait ni temps ni espace, il n’y aurait pas de mathématiques. Tandis que la Justice est vraie inconditionnellement, puisque l’unique raison d’être de tout l’ordre de la nature c’est que la Justice se réalise. Hors de cette considération de la Justice à réaliser les choses n’ont ni sens, ni intelligibilité véritable, ni être par conséquent, puisque ce qui ne peut pas se penser n’est rien. Tout le substantiel et le positif des choses de ce monde vient donc de l’Idée morale, est cette Idée même, à laquelle les choses participent. Le Bien, dit admirablement Platon, est le fond de tout, le réel de tout ce qui existe. C’est pourquoi l’Idée du Bien est avant la nature, avant l’expérience, avant l’esprit pensant, et le caractère qu’elle a d’être Idée non chose est ce qui la fait, non pas subjective, mais objective au contraire.

Ainsi Dieu est, il est même plus que nous et que toutes choses, puisque c’est de lui que nous et que toutes choses tenons l’être ; mais il n’existe pas, parce qu’il est, comme dit Platon, « au-dessus de l’existence », l’existence se caractérisant par l’aptitude à être perçu et représenté du dehors, c’est-à-dire en définitive à prendre la forme soit du temps, soit de l’espace. Du reste, si Dieu n’existe pas, l’âme n’existe pas davantage, et pour la même raison, à savoir qu’elle n’est pas un objet d’expérience possible. Et pourtant l’âme est tout ce qu’il y a de plus réel en nous, puisqu’elle fait la vie de nos corps, et avec la vie le mouvement et l’être. L’âme est une pure Idée comme Dieu.

Qu’il y ait du paradoxe à attribuer ainsi aux Idées plus de réalité qu’aux choses, à voir une sorte d’antinomie entre l’être et l’existence, on ne peut le contester ; mais il faut reconnaître aussi que pour justifier ce paradoxe il y a d’assez bonnes raisons. Dans tous