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La remarque importante dont il faut partir ici, c’est que sur le terrain social et moral, la vérité est fondée non sur un rapport de nécessité logique, mais sur un rapport de convenance et d’utilité vitale. « L’homme, dit M. Remy de Gourmont, associe les idées non pas selon la logique, selon l’exactitude vérifiable, mais selon son plaisir ou son intérêt. » Les associations d’idées qui l’emportent dans la conscience sociale d’un groupe, sont celles qui sont en harmonie avec l’utilité actuelle de ce groupe. Beaucoup d’associations d’idées, quoique fausses ou même absurdes en elles-mêmes, acquièrent ainsi dans un groupe un empire incontesté. « Certaines associations d’idées, dit encore M. de Gourmont, quoique très récentes, ont pris rapidement une autorité singulière ; ainsi celle d’instruction et d’intelligence, d’instruction et de moralité. Or, c’est tout au plus si l’instruction peut témoigner pour une des formes particulières de la mémoire ou pour une connaissance littérale des lieux communs du Décalogue… Ces deux associations d’idées n’en sont pas moins devenues de véritables lieux communs, de ces vérités qu’il est aussi inutile d’exposer que de combattre. Elles se rejoignent à toutes celles qui peuplent les livres et les lobes dégénérés des hommes ; aux vieilles et vénérables vérités telles que : vertu-récompense, vice-châtiment, Dieu-bonté, crime-remords, devoir-bonheur, autorité-respect, malheur-punition, avenir-progrès, et des milliers d’autres dont quelques-unes, quoique absurdes, sont utiles à l’humanité[1]. » Disons plutôt : utiles à tel ou tel groupe à tel ou tel moment de son évolution.

Il importe surtout de ne pas confondre l’utilité du groupe et l’utilité de l’individu. Ces deux utilités sont si loin de s’identifier qu’elles sont la plupart du temps opposées. Examinez la plupart des préjugés, celui de l’honneur, par exemple. Vous verrez que ces préjugés, utiles au groupe, sont pour l’individu une tyrannie de tous les instants. Schopenhauer a mis cela en lumière d’une façon admirable dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie. On sait que ce philosophe distingue ce que l’individu est en lui-même et ce que l’individu représente dans l’opinion des autres, c’est-à-dire l’opinion qu’il plaît aux autres de se faire de lui. Or, la principale cause du malheur de l’individu est la sottise qui le pousse à placer son bonheur non dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il représente, c’est-à-dire en définitive dans le cerveau d’autrui. Ce préjugé qui est, pour l’individu imbécile, la cause d’un tremblement perpétuel est au contraire entre les mains du groupe et de ses dirigeants, un moyen assuré de domi-

  1. Rémy de Gourmont, La culture des idées, p. 109.