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semble et d’origine centrale, occasionnée par la représentation d’un intérêt organique et vital. Elle repose encore sur une base biologique et elle exprime le succès ou l’échec de l’adaptation. Par son instantanéité, ce mécanisme ressemble tellement au processus périphérique du réflexe sensitivo-moteur qu’on les a confondus. D’une manière générale, tout état psychologique qui accompagne une réaction compliquée de l’organisme présente une grande intensité et une forte concentration. L’opération de téter, par exemple, réclame une adaptation difficile. Tout l’organisme y collabore. Nulle conscience n’est plus une que celle du nourrisson : il y a monoaffectivisme, si l’on peut dire. Observez l’enfant plus âgé qui s’épouvante à la vue d’un remède et, pendant cette crise de répulsion, la condensation intérieure de son esprit ne sera pas moindre autour de l’image répugnante : il y aura « monoïdéisme ».

Je prends maintenant sur mes genoux ma petite fille âgée d’un an et je lui donne mon portefeuille. Elle le regarde longuement, l’ouvre avec des précautions infinies, et, une à une, elle en retire les papiers qu’il contient, les examine et me les donne. Durant cette opération, elle est indifférente à tout ce qui l’entoure, et très sage ; le rythme de sa respiration se ralentit faiblement et son visage exprime tout le sérieux de la méditation. Elle est attentive. Définirai-je ce nouvel état par le seul caractère de monoïdéisme qu’il partage avec les états intenses de l’affection ?

J’observe que l’enfant s’intéresse ainsi après un bon repas, un bon bain, quand elle est heureuse et satisfaite de toutes les manières ; alors elle ne désire plus rien ; elle s’attache à une image, et, dans ce moment, il ne semble pas qu’aucune sensation, organique ou sensorielle, parvienne jusqu’à elle. Elle s’oublie totalement elle-même ; son organisme lui est devenu étranger ainsi que toutes les choses qui le concernent et qui sont pour lui une cause ordinaire de plaisir ou de souffrance. Reprenant la vigoureuse expression de Condillac, je dirais volontiers que cette petite fille est tout entière portefeuille.

Le fait du monoïdéisme ne signifie donc pas grand’chose à lui seul ; ce qui importe, c’est la nature même de l’idée dominante et le rapport qu’elle soutient avec l’individu. En dépossédant cette petite de son joujou, je provoque une crise émotive. Est-ce que l’idée du portefeuille a disparu ou s’est effacée ? Elle s’est plutôt renforcée et isolée. Où est donc la différence ?

L’enfant en colère ne pense plus au portefeuille en lui-même, mais pour elle-même. À partir du moment où ses petites mains s’en trouvent privées, elle se représente l’usage qu’elle faisait de cet