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sédé de la manie de se croire Dieu le Père, l’empereur du Japon ou le Saint-Esprit, ou qu’un citoyen paisible s’imagine que sa destinée est d’être bon chrétien, protestant zélé, citoyen loyal, homme vertueux, etc., c’est la seule et même idée fixe. »

La première victoire de l’égoïsme avait été de vaincre le monde, les anciens en avaient fini avec lui, mais le maître du monde n’a pas su être le maître de l’esprit ; l’esprit est sacré encore, supérieur, saint, le chrétien qui s’est délivré du monde ne peut pas se délivrer de Dieu. « Depuis bientôt deux mille ans nous travaillons à soumettre le Saint-Esprit, nous lui avons peu à peu arraché des fragments de sainteté que nous avons foulés aux pieds, mais le gigantesque adversaire se redresse toujours, il reparaît sous des formes et des noms différents. » Comme esprit de l’humanité, comme « esprit de l’homme », il nous reste toujours étranger et supérieur au lieu de devenir notre propriété. Le Saint-Esprit est devenu à travers mille transformations « l’idée absolue » qui, de nouveau, s’est fragmentée et résolue entre les diverses idées d’amour de l’humanité, de raison, de vertu civique. Et tout cela crée de nouveaux obstacles à la satisfaction de nos désirs et de nos besoins, et nous vénérons ces obstacles. Nous ne pouvons vivre qu’en les respectant, nous ne savons rien prendre qui ne nous soit accordé, rien penser qui ne soit conforme à l’ordre, nous ne devons concevoir aucune idée, dire aucune parole, commettre aucune action qui trouve en soi la sanction unique au lieu de la recevoir de la morale, de la raison et de l’humanité. « Autour de l’autel se voûte une église dont les murs s’écartent de plus en plus. Ce qu’ils enferment est sacré. Tu ne peux plus y toucher. Hurlant de faim, tu erres autour de ces murs à la recherche d’un peu de profane et toujours le cercle de ta course s’aggrandit. Bientôt cette église recouvre toute la terre et te voilà repoussé à l’extrême bord ; encore un pas et le monde du sacré a vaincu : tu disparais dans l’abîme. C’est pourquoi, prends courage, n’erre pas plus longtemps dans le profane sur lequel la faux a déjà passé, risque le saut, rue-toi sur les portes et précipite-toi dans le sanctuaire. Quand tu auras dévoré la chose sacrée, tu l’auras faite tienne. Digère l’hostie et tu en seras délivré ! »

Donc ne gardons rien des antiques respects, n’acceptons plus comme or de bon aloi la fausse monnaie de convention que la société nous impose, et ne croyons pas davantage aux mots dont quelques-uns s’enchantent et qui ne servent qu’à nous duper. La liberté politique, par exemple, cela veut dire que l’État est libre, liberté religieuse, que la religion est libre, liberté de conscience, que la conscience est libre « et pas du tout que je suis libre de l’État, de la religion, de la conscience, que j’en suis affranchi. Elle ne signifie pas ma liberté, mais la liberté d’une puissance qui me domine et me contraint ; elle signifie qu’un de nos tyrans, État, religion, conscience, est libre. État, religion, conscience, ces despotes me font leur esclave et leur liberté est ma servitude. » Même la liberté individuelle n’implique nullement que je