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Terminons cette liste de mensonges — qui pourrait être fort allongée — par un des exemples cités par M. Max Nordau : le mensonge politique. Ce mensonge est celui qui interdit à l’individu de se faire jour dans la concurrence politique par ses mérites personnels, sans l’appui d’un comité électoral. « Ni un Rousseau, ni un Kant, ni un Gœthe, ni un Carlyle n’eussent jamais obtenu par leurs propres ressources, sans l’appui d’un comité électoral, un mandat de député dans une circonscription rurale ou même dans une grande ville. — Le candidat ne se trouve jamais en face de l’électeur. Entre les deux se trouve un comité qui ne doit ses pouvoirs qu’à sa propre audace[1] ».

On voit assez par ce qui précède qu’il est impossible de méconnaître l’importance sociale des mensonges de groupe. Aussi la sincérité, loin d’être une qualité, est-elle généralement tenue en suspicion dans un groupe, dans une secte ou une caste. On se défie des esprits sincères, parce qu’on sait qu’ils refuseront de rentrer dans le mensonge général ; on les écarte ou on les exécute en les traitant de naïfs ou d’utopistes.

Quel est le trait commun à tous ces exemples de mensonges que nous venons de citer ? Il n’y en a pas d’autre qu’une contradiction intime dans la conscience de ceux qui adhèrent à ces mensonges, ou encore une contradiction entre leurs pensées et leurs paroles ou leurs actes. Par exemple ceux qui professent l’optimisme de commande, qui est de mise dans la société, ne peuvent s’empêcher de remarquer à certains moments le démenti que donne à cet optimisme béat le spectacle des douleurs individuelles et sociales. Dans le cas du mensonge politique, on peut remarquer la contradiction qui existe entre la théorie de gens qui affirment bien haut la sincérité du suffrage universel et leur pratique électorale qui consiste à vicier cette sincérité par des manœuvres plus ou moins grossières. Ce sont de telles contradictions qui, suivant la remarque de M. Max Nordau, sont la cause de l’inquiétude et du malaise qui pèsent sur la société contemporaine.

Une société où l’individu est asservi aux mensonges de groupe et où dominent les dogmes formalistes et les psittacismes imposants n’apparaît plus, à qui l’envisage de près, comme une réalité solide, mais comme une ombre fantomatique faite, suivant l’expression de Shakespeare, « de l’étoffe dont sont faits les songes ».

Il importe de se demander ici quelles sont les causes les plus générales qui engendrent les mensonges de groupe.

  1. Max Nordau, Les mensonges conventionnels de notre civilisation, p. 171.