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ÉCONOMIQUE ET MORALE



Notre époque est triste pour les économistes qui n’ont pas renoncé à l’orthodoxie. Non seulement les États rivalisent de zèle à violer leurs préceptes, mais voici que de nombreux théoriciens leur contestent même le droit d’en formuler. On discute jusqu’à la légitimité de leurs recherches. « La grande question qui partage les esprits, dit M. Gaston Richard, c’est la possibilité d’une science économique autonome, ou séparée de l’étude générale des faits sociaux. »

L’école de Manchester croyait pouvoir fonder des conclusions pratiques sur l’analyse des phénomènes économiques. On nous disait que l’économie politique recommande, ou mieux commande, le régime de la propriété individuelle, le libre-échange international, le système du laisser faire et du laisser passer. L’école sociologique actuelle déclare au contraire que sur une base aussi étroite on ne peut pas construire d’édifice solide. « Les problèmes sociaux, écrit M. Louis Wuarin, ne relèvent pas de l’économie politique, mais d’une science plus générale… Lorsque l’économie politique s’obstine à aborder de son point de vue étroit les questions sociales, qui excèdent sa compétence, elle aboutit à des résultats sans portée scientifique[1]. »

M. Wuarin, dans ce passage, pose des bornes au domaine de la science économique ; il n’en conteste pas positivement l’indépendance. Ailleurs il sera plus négatif, par exemple quand il exclura de cette science toutes les solutions immorales.

Il est bien curieux et bien significatif de voir un écrivain qui n’est pas sociologiste comme M. Wuarin, mais spécialement économiste, aller aussi loin, plus loin peut-être que lui dans la même voie. C’est de M. Charles Gide que je veux parler. On comprend facilement les inquiétudes qu’a causées dans l’école orthodoxe un homme qui pouvait écrire ce qui suit : « Il faut se contenter d’indiquer par à peu près le domaine de l’économie politique, sans prétendre le délimiter nettement du domaine des autres sciences sociales. Les théories de

  1. Louis Wuarin, Une vue d’ensemble sur la question sociale, p. 136 et 142.