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L’IDÉE DE L’« ORGANISME SOCIAL »[1]




Est-ce que tout n’a pas été dit pour ou contre la thèse de l’organisme social, et est-ce que l’arrêt de l’opinion qui l’a frappée est encore susceptible d’appel ? On dirait, à lire les deux premiers volumes parus de la Bibliothèque sociologique récemment fondée par M. René Worms, et à lire aussi son intéressante Revue de sociologie, que cette idée si bien morte, croyait-on, a des velléités de résurrection, sinon des chances de nouveau succès. Je n’en crois rien, et, à mon avis, ce n’est là que la dernière flammèche d’une lampe qui s’éteint.

On s’est généralement étonné de voir un esprit aussi avisé, aussi aiguisé que M. Worms adopter cette notion unanimement discréditée. Peut-être, et c’est là ma seule explication, a-t-il voulu rendre à la sociologie ce service, entre autres, de pousser à bout cette vieille métaphore qui date des Grecs, et de faire en sorte que la science sociale en soit débarrassée définitivement. Le fait est qu’avec lui l’hypothèse se présente dégagée de toute ombre propice aux subterfuges et aux échappatoires, de tout vague favorable aux ambiguïtés. M. Paul Janet lui a fort justement adressé le compliment de parler une langue claire, lucide, logique, où tout est saisissable au premier coup d’œil, et où nulle difficulté n’est éludée. Ce n’est pas un mince mérite. Comparez-le à M. de Lilienfeld, par exemple. Cet écrivain bien connu a été l’un des premiers lanceurs de l’idée en question, même avant M. Schœffle, après Spencer toutefois, qui, à la différence de ses continuateurs et de ses disciples, paraît être revenu de son engouement pour elle. La Pathologie sociale ! Ce titre promet beaucoup, certes, et vous vous attendez sans doute à voir les progrès de la médecine, ou de la chirurgie contemporaine jeter des flots de lumière sur les maux sociaux dont nous souffrons, sur nos congestions ou nos anémies financières, nos influenzas socialistes, nos démences militaristes, notre collection variée d’épidémiques névroses. C’est ici que M. Worms aurait débridé sa verve érudite et médicalement baptisé, étiqueté, classifié, toutes nos maladies collectives. Ce qui me fâche dans le livre du savant russe, c’est le caractère indéterminé et flottant de ses comparaisons biologiques : il nous dit bien quelque part que « la société musulmane est atteinte de diathèse religieuse », que la population des grandes villes est hystérique à certains moments, que certains peuples, oublieux de leur histoire, sont atteints d’amnésie, etc. Et ce sont là, je

  1. La Pathologie sociale, par Paul de Lilienfeld, avec une préface par René Worms (Giard et Brière), 1896. — Organisme et société, par René Worms, 1896 (Giard et Brière). Bibliothèque sociologique internationale.