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« Si l’on entend par métaphysique le droit et le pouvoir qu’a l’homme de s’élever au-dessus des faits, d’en voir les lois, l’harmonie, la poésie, la beauté, toutes choses essentiellement métaphysiques en un sens ; si l’on veut dire que nulle limite ne peut être tracée à l’esprit humain, qu’il ira toujours montant l’échelle de la spéculation (et pour moi je pense qu’il n’est pas dans l’univers d’intelligence supérieure à celle de l’homme, en sorte que le plus vaste génie de notre planète est vraiment le prêtre du monde, puisqu’il en est la plus haute réflexion) ; si la science qu’on oppose à toute métaphysique est ce vulgaire empirisme satisfait de sa médiocrité qui est la négation de toute philosophie, oui, je l’avoue, il y a une métaphysique[1]. » Si nous pouvons nous élever au-dessus des faits, c’est que sans doute nous trouvons en nous des idées que nous ne devons pas à l’expérience : quelles sont ces idées ? leurs rapports ? quelle réalité leur répond ? La métaphysique nous est rendue avec l’a priori. Ne vous hâtez pas de conclure. À la logique vulgaire Renan substitue l’art de tempérer les affirmations par leurs contraires : il n’est pas positiviste, il ne veut pas être métaphysicien. « Si l’on veut dire qu’il existe une science première, contenant les principes de toutes les autres, une science qui peut à elle seule, et par des combinaisons abstraites, nous amener à la vérité sur Dieu, le monde, l’homme, je ne vois pas la nécessité d’une telle catégorie du savoir humain. Cette science est partout et n’est nulle part ; elle n’est rien, si elle n’est tout. Il n’y a pas de vérité qui n’ait son point de départ dans l’expérience scientifique, qui ne sorte directement ou indirectement d’un laboratoire ou d’une bibliothèque, car tout ce que nous savons, nous le savons par l’étude de la nature ou de l’histoire. »

Ne sommes-nous pas pris dans une contradiction sans issue ? Si toute vérité nous vient de l’observation et de l’expérience, si par hypothèse science est synonyme d’empirisme, demander à l’homme de sortir des phénomènes n’est-ce pas lui demander de sortir de son propre esprit, de sauter par-dessus son ombre ? Nullement : la philosophie n’est pas la découverte de la vérité, elle en est l’intelligence ; elle n’ajoute rien à nos connaissances, elle est l’âme qui les vivifie. Il n’y a pas plus deux sciences qu’il n’y a deux esprits, il y a le double effort d’un même esprit qui déchiffre le livre du monde et qui l’interprète. « La science de la nature et de l’histoire n’existerait pas sans les formules essentielles de l’entendement ; nous ne verrions pas la poésie du monde, si nous ne portions en nous-mêmes le foyer de toute lumière et de toute poésie. Ce ne sont pas des chi-

  1. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 282).