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Jules Combarieu. Les rapports de la musique et de la poésie considérés au point de vue de l’expression. Paris, Alcan, 1894.

Cette thèse intéresse les esthéticiens de la musique. Elle n’intéresse que médiocrement les poètes. C’est donc aux parties musicales du livre que nous nous attacherons principalement. Certes il faut être reconnaissant à M. Combarieu d’avoir tenté une entreprise difficile. Le problème de l’expression musicale est en effet de ceux qui nous ont rebuté mainte fois en dépit de leur attrait irritant, et j’ajouterai en dépit de leur inévitable importance. Toute l’esthétique musicale y est, pour ainsi parler, suspendue. La musique est-elle ou n’est-elle pas expressive de sentiments plus ou moins faciles à reconnaître et à classer ? Est-elle ou n’est-elle pas un langage ? Peut-on ou peut-on pas penser en musique ? Il paraît bien que l’impossibilité de répondre à ces trois questions impliquerait l’impossibilité de fonder l’esthétique musicale.

On sait la réponse de M. Hanslick. La musique n’exprime rien. Elle ne veut rien dire. Inventer un thème musical, c’est dessiner une forme sonore. Que cette forme, perçue par l’oreille, suscite chez l’auditeur des états émotionnels, ce n’est peut-être pas à mettre en doute. Mais si l’éveil de ces sentiments est l’effet de la mélodie, il n’en est nullement la fin. Ici je paraphrase bien plus que je ne cite. Du moins je crois avoir rendu, dans ce qu’elle a d’essentiel, la formule du professeur viennois.

La thèse radicale que l’on vient d’énoncer se démontrerait à l’aide d’une infinité d’exemples. Le prélude de Bach sur lequel Gounod a greffé sa célèbre mélodie, est un beau monument d’architecture sonore. Il faut en louer les qualités eurythmiques, la belle ordonnance, le développement régulier et sobre, le style simple ’et grandiose. On ne saurait lire attentivement cette page sans être porté au recueillement, à la « méditation ». Et c’est d’une méditation de ce genre qu’est sorti l’Ave Maria de Gounod. Mais autre chose est méditer à propos d’un texte, autre chose est traduire ou commenter un texte, j’entends en exprimer le sens. Et le travail de Gounod ne saurait aucunement être comparé à une traduction. Le prélude de Bach en a été la cause assurément, mais occasionnelle, non efficiente.

Ce n’est pas à propos de J.-S. Bach que se pose le problème de l’expression musicale. Il peut se poser à l’occasion des symphonies de J. Haydn auxquelles conviennent les épithètes banales — parce qu’elles sont générales — de gai ou de triste. On a peut-être tort de se l’imaginer : mais on s’imagine assez facilement qu’Haydn avait l’âme bonne et sereine, qu’il était plein de verve et de joyeuse humeur. D’Haydn à Mozart la distance est courte, bien plus courte que de Mozart à Beethoven. Car c’est principalement en présence des grandes symphonies et des grandes sonates de Beethoven qu’on en vient à se demander si le musicien s’est ou ne s’est pas donné un autre but que celui de produire de belles formes sonores. Et l’on ne peut hésiter sur la réponse.