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que de faire de soi un homme, mais est-il donc interdit lorsqu’on a accompli la tâche que la société peut exiger de vous de reprendre parfois sa liberté, n’est-il donc pas permis de se laisser aller parfois à l’illusion que l’on n’est point attaché à sa besogne comme un galérien au banc où il lui faut ramer et qu’on a le droit après tout de se reposer autrement que par hygiène, de savourer longuement l’infinie beauté de ce monde où rayonne le soleil, et la beauté plus belle encore de ce monde que nous rêvons et qui n’existe que dans nos rêves ? M. P… se défie des poètes : il les chasserait volontiers de sa république ; encore pardonne-t-il à ceux qui font des vers, ils travaillent, ceux-là, du moins, mais ceux qui se contentent de vivre leur œuvre, il n’a pas pour eux assez de mépris. Peut-être cependant y a-t-il quelque danger à proclamer que la première condition pour devenir un homme à la volonté forte, c’est de vivre platement : on courrait risque d’inspirer à tous ceux qui sont plus épris de beauté que de vérité ou d’énergie le désir de se laisser entraîner aux caprices des événements du dehors. Ce sont la des réserves qui ne sauraient enlever à la thèse de M. P… ce qu’elle contient d’essentielle vérité : le danger qu’il y a à rêver toujours, sans obliger jamais sa pensée à revêtir une forme précise et arrêtée, le danger surtout des rêveries sensuelles.

M. P… a très bien mis en lumière que parmi les habitudes il en est peu d’aussi tyranniques et d’aussi envahissantes que les habitudes sexuelles : il sait d’autre part quelle difficulté il y a pour un jeune homme à mener une vie pleinement chaste, au milieu des excitations sensuelles que lui apporte à toute heure la grande ville. Aussi est-il le partisan décidé du mariage précoce. Il est persuadé que le mariage contracté à l’entrée même de la vie virile est la meilleure école d’abnégation et de travail, et la plus sûre garantie de bonheur. C’est une assurance avant tout de ne point tomber en une vie déréglée, faite de plaisirs grossiers et violents où s’épuise le pouvoir de jouir de toutes les joies sereines, des joies que donnent la tendresse et la pensée. Il nous semble que c’est un ordre déconsidérations où il vaudrait mieux ne pas s’étendre : M. P… ne nous paraît pas s’être placé sur le vrai terrain où se peut édifier une morale sexuelle. La morale sexuelle est essentiellement une morale sociale : les inconvénients pour l’individu, pour l’homme surtout, et j’entends même les inconvénients d’ordre mental, des excès vénériens sont peu marqués et encore faut-il dire que la plupart du temps, ce sont les veilles prolongées, l’irrégularité de la vie, les excès alcooliques qu’il faut incriminer beaucoup plutôt que l’abus des relations sexuelles ; cet abus pourrait au reste exister dans le mariage et ne se point produire dans des liaisons irrégulières. La véritable question, c’est de savoir si un homme a le droit de faire d’une femme, pourvu qu’il la paye, l’instrument de son plaisir, s’il est légitime de contribuer au maintien d’une classe de parasites économiques, les prostituées, dont l’existence semble constituer pour la société une sorte de péril. La vie entièrement chaste jusqu’au mariage est coup sûr, si