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« L’aristocratie que nous confère l’instruction, dit M. P…, est aussi mortellement haïssable que l’aristocratie de l’argent, si nous ne nous faisons pas pardonner notre supériorité intellectuelle par la supériorité de notre vie morale… Tout jeune homme qui quitte les universités et ne considère dans le barreau, la médecine, etc., que l’argent que ces carrières peuvent rapporter et qui ne songe qu’à s’amuser sottement et grossièrement n’est qu’un misérable » (p. 152, 3). Il faut remarquer ici que pour M. P… une volonté droite et qui tend au bien de tous et une volonté qui se possède elle-même sont presque des expressions synonymes. Il ne semble pas songer que vouloir fortement, ce n’est pas nécessairement être désintéressé et généreux et que, tout au contraire, les hommes qui savent le mieux vouloir, vouloir avec le plus de suite et d’inébranlable fermeté n’ont d’ordinaire d’autre but que la satisfaction de leurs passions. Sans doute, il est des hommes qui subissent leurs passions, qui leur obéissent, mais à regret, et sans les aimer, des hommes qui souhaiteraient de pouvoir se résister à eux-mêmes mais il en est d’autres et les dompteurs de peuples, les manieurs d’argent, les séducteurs de femmes appartiennent souvent à ce type, qui veulent très délibérément ce qu’ils désirent et qui organisent leur vie entière pour atteindre la fin égoïste et brutale qu’ils se sont assignée à eux-mêmes : ils sont maîtres d’eux-mêmes comme les héros et les saints.

La dernière partie du livre de M. P… est consacrée « à appliquer à la vie de l’étudiant les lois générales » qu’il a d’abord étudiées en elles-mêmes. Les ennemis à combattre, ce sont avant tout la sensualité et la paresse ; et si la sensualité doit être combattue avec une énergie qui ne se lasse point, c’est avant tout parce qu’elle est le plus sûr auxiliaire de la paresse. Les causes affaiblissantes sont nombreuses pour la volonté, mais « la première en importance, c’est cette sentimentalité vague si fréquente chez les jeunes gens et qui achemine insensiblement l’imagination à se complaire en des rêveries voluptueuses » (p. 192). Ce sont ces longues songeries où passent prometteuses et lascives des images de femmes qui énervent le vouloir et font du jeune homme l’auditeur complaisant de tous les paresseux qui excusent par d’ingénieux sophismes leur amour de ne rien faire, de tous les découragés qui ont renoncé à l’effort viril qui leur donnerait la maîtrise de leur vie. M. P… est impitoyable pour le rêve : agir ou penser, exercer ses muscles, analyser, observer, se dévouer à l’occasion, la vie entière doit tenir en cela. Le plus qu’il puisse nous permettre, c’est d’écouter une heure durant une symphonie ou de passer parfois une matinée à parcourir un musée. Sans doute, c’est là une morale austère et saine et qui fera des hommes forts et droits, de bons citoyens, utiles à la cité, de bons travailleurs, utiles à la science. Mais à ne rêver point, tout le charme de la vie s’évanouit ; si l’on vit toujours de la vie de ce monde, de la vie réelle, vaut-il encore vraiment la peine de vivre ? Certes, il convient de prendre la vie au sérieux : c’est une œuvre rude et grave