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condition essentielle pour vouloir fortement et constamment, c’est de se bien porter ; et c’est là une chose qui dépend de nous beaucoup plus que nous ne le pensons d’ordinaire : notre santé est en partie notre œuvre. Le travail intellectuel n’est pas par lui-même malsain ni dangereux ; il ne le devient que parce que nous ne savons pas obéir aux règles spéciales d’hygiène qu’imposent les occupations sédentaires. Et tout d’abord nous mangeons trop, trop de viandes surtout. « Nous imposons à l’estomac et aux intestins, un travail absurde. Chez la plupart des gens de la classe aisée, la majeure partie des forces acquises par le labeur de la digestion sont usées à digérer (p. 164). » Mais il ne suffit point de réduire son alimentation au strict nécessaire, il faut veiller sur l’aération de sa chambre, ne point rester assis trop longtemps de suite, faire de temps en temps de véritables exercices de gymnastique respiratoire, enfin et surtout se promener, marcher, vivre au grand air le plus possible. M. P. n’est cependant point partisan des exercices violents, « on ne peut mener de front des efforts physiques intenses et des efforts intellectuels énergiques (p. 172). » Il faut éviter la grossière confusion que l’on commet souvent entre la santé et la force musculaire : c’est une lourde faute que de se surmener sous prétexte de se réparer et de se distraire. Ce que vante M. P. par-dessus tout, c’est le travail en plein air : c’est un amant de la campagne ; on sent qu’il étouffe entre les murs d’une chambre. « Toutes les idées neuves, dit-il, que j’ai eu le bonheur de découvrir, me sont venues dans mes promenades. La Méditerranée, les Alpes ou les forêts de Lorraine forment le tableau de fond de toutes mes conceptions » (p. 176). Je ne suis point sûr que M. P. ne se fasse point ici quelque illusion : je ne sais guère de travail qui se puisse faire utilement hors d’un laboratoire ou d’une bibliothèque. Ce que dit M. P. serait fort juste d’un artiste, d’un romancier ou d’un poète, mais parmi les hommes de science, je ne vois guère que quelques mathématiciens qui puissent ainsi se passer de tous secours extérieurs. Je me demande de quoi serait bien capable un philologue, ou un historien, voir même un psychologue qui n’aurait pas sous la main ses notes et ses livres ? Puis, à moins qu’on n’ait une bien exceptionnelle puissance de méditation et de vision intérieure, comment n’être pas distrait par les mille choses qui vous entourent et vous appellent sans cesse hors de vous-même. Ajoutons que les idées auxquelles on n’est pas contraint de donner en les écrivant une forme précise, demeurent flottantes et de contour indécis et que bien souvent on rêve en croyant penser.

L’hygiène du repos ne demande pas moins de soin que l’hygiène de l’alimentation ou de l’exercice : la grande règle, d’après M. P., c’est de ne pas se coucher tard et de ne pas rester au lit une fois qu’on est éveillé. Peut-être est-il trop absolu dans la condamnation qu’il porte contre le travail du soir. C’est sans doute un sage idéal à se proposer que de se coucher à 10 heures, mais de bonne foi comment le mettre en pratique ? Les séances aux bibliothèques ou dans les laboratoires,