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sante, parce qu’il sait autant que personne combien sont multiples et complexes les instincts que nos ancêtres nous ont légués, et si Taine a écrit que le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre, il a simplement voulu dire par là que les actes ne sont pas indépendants des événements psychiques qui leur servent d’antécédents. ni ces événements des conditions où vit l’être qui en est le sujet : or ce sont là des choses que M. P. n’est point disposé à contester.

Si l’une des théories qui lui barrent le chemin ne le peut guère gêner parce qu’à vrai dire, sous la forme intransigeante où il la présente, elle n’existe point de notre temps, on ne saurait comprendre en quoi le peut gêner davantage la foi au libre arbitre, qui est, elle aussi, à ses yeux, responsable pour une bonne part de la paresse et de la lâcheté dont est atteinte d’après lui notre génération. Il n’est aucun des partisans de la liberté morale qui ait jamais nié l’esclavage où ses passions tiennent l’homme, ni qui ait soutenu qu’il était aisé de s’en affranchir et que cela pouvait être l’œuvre d’un jour ; ce qu’ont toujours affirmé les défenseurs du libre arbitre, c’est que cet esclavage était notre œuvre, et que nous étions libres de travailler à devenir les maîtres de notre vie : mais c’est cela même que soutient M. P. et qui me paraît peut-être moins évident qu’à lui. Seulement à ses yeux, si la conquête de la liberté est assurée à qui souhaite ardemment de s’appartenir à soi-même, cette conquête est plus lente, plus pénible encore que ne le pensent et ne le disent la plupart des défenseurs du libre arbitre ; entre eux et lui, c’est une question de nuances. Ces nuances-là donnent, j’en conviens, à une œuvre sa physionomie propre et son accent particulier, mais elles ne peuvent servir à mettre entre deux doctrines des différences si tranchées, qu’on soit amené à les considérer comme l’opposé l’une de l’autre. Il est cependant un aspect de la pensée de M. P. qu’il faut mettre en lumière : pour les partisans de la doctrine classique du libre arbitre, nous naissons libres et c’est nous qui par notre lâcheté et notre complaisance pour nous-mêmes diminuons chaque jour notre pouvoir de nous déterminer librement ; pour M. P. nous naissons esclaves et la possibilité d’être libres n’apparaît en nous qu’avec le désir de nous affranchir ; mais si l’on prend l’homme à l’âge où le prend M. P., vers 20 ans, ces deux manières de voir, il faut l’avouer, en reviennent presque l’une à l’autre.

Le livre de M. P. est un livre tout pratique : c’est bien celui qu’on pouvait attendre de l’homme qui dans sa préface écrit « Le but du savant n’est pas de savoir, mais de prévoir pour pouvoir… Faire que l’avenir soit ce que nous voulons qu’il soit, voilà le rôle du savant (p. XI). » C’est là, croyons-nous, une conception de la science, destructrice de la science elle-même et qui est pour la pratique dangereuse : le seul but du savant, c’est, à mes yeux, la recherche de la vérité, la détermination des rapports constants qui existent entre les phénomènes. Peu nous importe à quoi pourra servir la connaissance des faits nouveaux que nous mettrons au jour ou des lois nouvelles que