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dans le développement des concepts arithmétiques. Sans doute il comblera cette lacune dans son second volume ; en se bornant cette fois à considérer les nombres entiers, il se plaçait volontairement à un point de vue étroit, dont l’insuffisance est souvent palpable. Il est bien certain en effet que chez tous les peuples la numération est restée absolument dans l’enfance, tant qu’elle n’a pas été appliquée à l’évaluation des terres et à la mesure du temps, ce qui a aussitôt amené à considérer les fractions. Faire reposer uniquement la notion de nombre sur le concept de pluralité peut avoir ses avantages logiques et didactiques ; mais psychologiquement, ce n’est pas l’Anzahl, mais le Zahl qui est le concept prédominant ; ce n’est pas le dénombrement d’une collection d’unités, c’est l’expression de la mesure d’une quantité par rapport à une unité déterminée. Si l’homme n’avait pas eu à effectuer de telles mesures, il ne se serait probablement pas élevé à la notion de multiplication ou à celle de division.

Il y a d’autre part, au point de vue psychologique, une lente évolution qui ne devrait pas être négligée. Pour la majorité des mathématiciens d’aujourd’hui, l’idée d’un nombre déterminé, même assez faible, 5 par exemple, ne provoque guère comme image visuelle que celle du chiffre représentatif. Chez les anciens, elle évoquait beaucoup plutôt l’image d’une collection de cinq jetons (servant au calcul) que de la lettre numérale. On est donc passé de la représentation effective d’un ensemble à celle d’un pur symbole. Il doit dès lors y avoir tendance à reconstruire logiquement le concept du nombre en partant de la notion de succession (nombre ordinal, Kant, Helmholtz), plutôt que de celle de l’ensemble (nombre cardinal), comme le fait M. Husserl.

Paul Tannery.