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Monsieur le Directeur,

Permettez-moi de soumettre aux lecteurs de la Revue quelques idées nouvelles à propos des deux articles parus récemment sur la Paramnésie ou fausse mémoire.

M. Dugas décrit ainsi un cas de fausse mémoire complète : « Un sujet arrivant dans un milieu nouveau pour lui, reconnaît l’endroit où il se trouve. Les personnes qu’on lui présente pour la première fois lui semblent avoir été vues par lui exactement dans les mêmes circonstances, il y a longtemps. Les paroles qu’il entend prononcer, les mots qu’il dit, il croit les avoir entendus. Mais son illusion n’est pas de longue durée, le souvenir ne peut se préciser, « il fuit et se dissout à mesure » (Lemaître).

Précisons les circonstances: Monsieur X… perçoit à un moment donné et pendant un temps qui peut se prolonger, une série d’images cérébrales, un groupe d’idées. Au premier abord, ces images, ces idées se présentent avec le caractère de souvenirs. Toutefois l’illusion ne dure pas ; le sujet reconnaît son erreur peu à peu.

Avant d’ébaucher une explication de ce phénomène revenons, pendant quelques instants, au mécanisme de la mémoire normale. Nous serons bref.

Toute sensation débute par un mouvement, mécanique, physique ou chimique. La percussion, la chaleur, l’odeur sont des mouvements. Toute stimulation sensible se convertit dans l’œil, dans l’oreille, dans le muscle en un courant nerveux. Ce courant nerveux, nous en ignorons la nature précise, mais nous savons que c’est un mouvement, fonction du mouvement qui l’a engendré. Par le fait que tous les courants nerveux sont fonction chacun d’un mouvement extérieur particulier, ils ont beau traverser les nerfs avec la même vitesse, chacun d’eux garde une allure propre qui suffit à le distinguer de tous les autres. Un enfant et un adulte peuvent parcourir un kilomètre dans le même temps. Leur vitesse est la même. Le nombre de pas que chacun fait est différent. Tout courant nerveux arrivé à l’écorce cérébrale avec son pas particulier

    qu’on se souvient, et en éprouver le sentiment de la nouveauté. C’est qu’alors la duplicité normale des images est abolie, et on n’en voit qu’une, quand il en faudrait voir deux. C’est l’inverse des cas de fausse mémoire, où l’unité normale des images est abolie au profit d’une duplicité anormale. »

    J’ai constaté chez X. et chez les paramnétiques que j’ai observés le caractère de sensitivité dont je parle. Je remarquerai encore que l’audition colorée atteste une sensitivité aiguë ; or, je l’ai constatée chez deux paramnétiques, l’un dont j’ai parlé dans un précédent article, l’autre que j’ai connu depuis. Ce dernier me signale encore, comme une particularité de son esprit, la facilité avec laquelle il s’abstrait du temps et de l’espace. Arvède Barine nous apprend que Musset avait de l’audition colorée ; il était aussi probablement paramnétique (je le suppose sur la doi des deux vers de Rolla que j’ai cités dans mon précédent article). On n’a pas de peine à croire qu’il était un sensitif.