Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 38.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux images ne se superposent pas ; de même quand on voit double dans le temps, c’est qu’il y a dans les centres cérébraux un manque de synergie et de simultanéité, grâce auquel les ondulations similaires ne se confondent pas entièrement ; il en résulte dans la conscience une image double, l’une vive, l’autre ayant l’affaiblissement du souvenir. Le stéréoscope intérieur se trouvant dérangé, les deux images ne se confondent plus de manière à ne former qu’un seul objet. » M. Fouillée ajoute : « Au reste toute explication complète est impossible dans l’état actuel de la science, mais ces cas maladifs nous font comprendre que l’apparence du familier et du connu tient à un certain sentiment aussi indéfinissable que l’impression du bleu et du rouge, et qu’on peut considérer comme un sentiment de répétition ou de duplication. » Cette dernière proposition est capitale : l’explication de la fausse mémoire nous paraît devoir en sortir. Si nous admettons en effet, d’une part que la reconnaissance d’une image comme passée peut se produire en dehors de toute localisation de cette image dans le passé, et d’autre part que la reconnaissance d’une image peut provenir de la simple assimilation de cette image à d’autres, en dehors de toute représentation du temps, nous pouvons comprendre qu’un esprit naturellement enclin à saisir et à s’exagérer la ressemblance des choses ait, à un moment donné, le sentiment aigu de cette ressemblance, et éprouve l’impression de déjà vu en face de choses réellement nouvelles ; tout de même qu’un esprit enclin à saisir au contraire la différence des choses peut avoir, à un moment donné, le sentiment aigu de cette différence, et éprouver, en face de choses rentrant dans le train ordinaire de la vie, l’impression de l’entièrement nouveau. Il faut admettre en outre que les esprits capables d’éprouver l’une ou l’autre de ces impressions contraires, infèrent le temps de la nuance particulière de leurs sensations, et ainsi peuvent être appelés sensitifs par opposition aux intellectuels, lesquels ont la représentation, non le sentiment du temps. La diplopie[1], imaginée par Fouillée pour rendre compte de l’impression du déjà vu et de celle de l’entièrement nouveau, n’est rien de plus, selon nous, que la succession immédiate ou la transition brusque du mode sensitif au mode intellectuel de la perception. Ainsi la perception sensible elle-même a ses espèces ; et dans cette perception apparaît déjà la différence des esprits.

L. Dugas.
  1. Le même mécanisme explique, selon Fouillée, pourquoi on peut se souvenir de ce qu’on n’a jamais vu, et pourquoi « on peut se souvenir, sans reconnaître