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dérive. Éprouver une sensation, c’est distinguer cette sensation d’une autre ou l’assimiler à une autre, c’est donc la situer, ou immédiatement après une autre dont elle diffère, ou à côté d’une autre à laquelle elle ressemble. Le jugement de dissemblance produit la représentation du temps, en tant que cette représentation est celle d’une antécédence immédiate ; le jugement de ressemblance produit la représentation du temps, en tant que cette représentation est celle d’une antériorité lointaine, ou non immédiate. Dès lors, supposons une sensation sans précédent, inouïe, qu’on ne puisse faire cadrer avec d’autres je ne dis pas même semblables, mais simplement analogues. Cette sensation originale, nous ne pourrons la situer dans le temps, la reporter dans le passé ; elle sera un commencement absolu, elle marquera une date, elle ouvrira une ère. Parmi les conditions de l’idée de temps Guyau mentionne l’association de chacune de nos sensations « à quelque fait intérieur plus ou moins émotif et d’une tonalité agréable ou pénible, comme disent les Allemands. » En d’autres termes, c’est l’accord de la sensation spéciale avec la sensibilité générale ou cœnesthésie qui rend possible la représentation du temps. Dans l’exemple de X. cet accord n’existe plus ; de là vient que X. s’étonne de ses sensations, les juge étranges, nouvelles, dépaysées dans le présent.

Il faut distinguer aussi deux manières d’apprécier le temps : l’une, directe, à l’aide des sensations, l’autre indirecte ou symbolique. La première est un sentiment plus ou moins vague et confus, la seconde est une représentation claire. Dans l’appréciation du temps « où n’entre plus d’autre élément que la conscience, c’est uniquement au nombre des images passées devant nos yeux que nous nous en référons pour juger du temps écoulé, et de là les erreurs les plus singulières. Tel rêve parait avoir duré plusieurs heures qui n’a en réalité duré que quelques secondes. » (Guyau). La sensation peut être considérée à deux points de vue : celui de la qualité et de la quantité, celui de l’intensité et de l’extension. La sensation, prise en soi, est intensive ; c’est se détourner de la sensation même, de son contenu, de sa matière, que de songer à la place qu’elle occupe dans l’espace proprement dit ou dans cet espace idéal qu’on appelle le temps ; situer la sensation, soit dans le temps, soit dans l’espace, c’est la penser au lieu de la sentir. Aussi arrive-t-il que, lorsque la sensation est de nature à remuer le moi jusqu’au fond, la notion du temps s oblitère ou s’évanouit, devient erronée ou nulle. On ne s’applique plus alors à assigner à la sensation une date, c’est-à-dire à la comparer à une autre ou à un groupe d’autres similaires ; on ne la compare qu’à elle-même, on s’absorbe en elle, on en goûte la