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avenir… Plongez-le à chaque instant dans le fleuve du Léthé, ou supposez que, soit par un arrêt de développement cérébral, soit par une lésion cérébrale, l’animal s’oublie sans cesse lui-même à chaque instant ; les images continueront de surgir dans sa tête ; il y aura des liens cérébraux entre ces images et certains mouvements par le seul fait qu’une première fois images et mouvements auront coïncidé ; l’animal aura donc, à chaque instant, un ensemble de représentations et accomplira un ensemble de mouvements, déterminés par des connexions cérébrales, le tout sans la représentation de succession et sans le sentiment de la succession. Cet état, quelque hypothétique qu’il soit, doit ressembler à celui des animaux inférieurs. … Même chez l’homme, il y a des cas maladifs où toute notion du temps semble disparue, où l’être agit par vision machinale des choses dans l’espace, sans distinction de passé et de présent. Nous pouvons nous en faire une idée, même à l’état sain ; il y a des cas d’absorption profonde dans une pensée ou dans un sentiment, d’extase même où le temps disparaît de la conscience. Nous ne sentons plus la succession de nos états ; nous sommes en chaque instant tout entiers à cet instant même. réduits à l’état d’esprits momentanés, sans comparaison, sans souvenir, totalement perdus dans notre pensée ou dans notre sentiment. Si on nous fait tout à coup sortir de cette sorte de paralysie portant sur la représentation de la durée, nous sommes incapables de dire s’il s’est écoulé une minute ou une heure ; nous sortons comme d’un rêve où sur notre monde intérieur détruit le temps aurait dormi immobile. La représentation du temps est donc du luxe. » (Fouillée, Introduction à la Genèse de l’idée de temps par Guyau.) Il y a des moments où l’esprit oublie tout ce qu’il a acquis, redevient enfant, se dégage de son expérience, de ses théories, et retrouve sa spontanéité originelle. Ne peut-on pas supposer qu’il se dégage même parfois de ces premières expériences d’où est sortie la notion du temps ? Ne peut-on pas dire qu’aujourd’hui encore il lui arrive de sentir sans intellectualiser ses sensations, je veux dire sans les faire entrer dans ce qu’on appelle les cadres à priori de l’espace et du temps ? On expliquera, si l’on veut, par l’atavisme ces formes particulières du sentir, d’où la représentation du temps est exclue. La sensation a sa préhistoire, laquelle explique son histoire même. Kant nous met au défi de nous représenter une sensation hors du temps. Au nom de l’expérience nous relevons ce défi. En fait la représentation du temps est acquise, et on peut la perdre par la raison qu’on a pu l’acquérir. Guyau a décrit la genèse de l’idée de temps ; il a montré que cette idée est précédée de l’opération appelée discrimination et qu’elle en