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sociétés ambiantes, est susceptible d’avoir quelque action, ce n’est guère que sur les fonctions qui ont pour objet l’attaque et la défense ; de plus, il ne peut faire sentir son influence que par l’intermédiaire du milieu social interne. Les principales causes du développement historique ne se trouveraient donc pas parmi les circumfusa ; elles seraient toutes dans le passé. Elles feraient elles-mêmes partie de ce développement dont elles constitueraient simplement des phases plus anciennes. Les événements actuels de la vie sociale dériveraient, non de l’état actuel de la société, mais des événements antérieurs, des précédents historiques, et les explications sociologiques consisteraient exclusivement à rattacher le présent au passé.

Il peut sembler, il est vrai, que ce soit suffisant. Ne dit-on pas couramment que l’histoire a précisément pour objet d’enchaîner les événements selon leur ordre de succession ? Mais s’il est certain que tout changement, une fois accompli, doive avoir des répercussions qu’il explique, ce qu’on ne voit pas, dans cette conception, c’est comment le changement lui-même est possible. On comprend bien que les progrès réalisés dans l’ordre juridique, économique, politique, etc., rendent possibles de nouveaux progrès, mais en quoi les prédéterminent-ils ? Ils sont un point de départ qui permet d’aller plus loin ; mais qu’est-ce qui nous incite à aller plus loin ? Il faut admettre alors une tendance interne qui pousse l’humanité à dépasser sans cesse les résultats acquis, soit pour se réaliser complètement, soit pour accroître son bonheur, et l’objet de la sociologie sera de retrouver l’ordre selon lequel s’est développée cette tendance. Mais la loi qui exprime ce développement ne peut avoir rien de causal. Un rapport de causalité, en effet, ne peut s’établir qu’entre deux faits donnés ; or cette tendance, qui est censée être la cause de ce développement, n’est pas donnée ; elle n’est que postulée et construite par l’esprit d’après les effets qu’on lui attribue. C’est une sorte de faculté motrice que nous imaginons sous le mouvement, pour en rendre compte ; mais la cause efficiente d’un mouvement ne peut être qu’un autre mouvement, non une virtualité de ce genre. Tout ce que nous atteignons donc expérimentalement en l’espèce, c’est une suite de changements entre lesquels il n’existe pas de lien causal. L’état antécédent ne produit pas le conséquent, mais le rapport entre eux est exclusivement chronologique. Aussi, dans ces conditions, toute prévision scientifique est-elle impossible. Nous pouvons bien dire comment les choses se sont succédé jusqu’à présent, non dans quel ordre elles se succéderont désormais, parce que la cause dont elles sont censées dépendre n’est pas scientifiquement déterminée, ni