Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 38.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On répondra, peut-être, que, si la société, une fois formée, est, en effet, la cause prochaine des phénomènes sociaux, les causes qui en ont déterminé la formation sont de nature psychologique. On accorde que, quand les individus sont associés, leur association peut donner naissance à une vie nouvelle, mais on prétend qu’elle ne peut avoir lieu que pour des raisons individuelles. — Mais, en réalité, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, le fait de l’association est le plus obligatoire de tous ; car il est la source de toutes les autres obligations. Par suite de ma naissance, je suis obligatoirement rattaché à un peuple déterminé. On dit que, dans la suite, une fois adulte, j’acquiesce à cette obligation par cela seul que je continue à vivre dans mon pays. Mais qu’importe ? Cet acquiescement ne lui enlève pas son caractère impératif. Une pression acceptée et subie de bonne grâce ne laisse pas d’être une pression. D’ailleurs, quelle peut être la portée d’une telle adhésion ? D’abord elle est forcée, car, dans l’immense majorité des cas, il nous est matériellement et moralement impossible de dépouiller notre nationalité. Ensuite, elle ne peut concerner le passé qui n’a pu être consenti et qui, pourtant, détermine le présent : je n’ai pas voulu l’éducation que j’ai reçue ; or, c’est elle qui, plus que toute autre cause, me fixe au sol natal. Enfin, elle ne saurait avoir de valeur morale pour l’avenir, dans la mesure ou il est inconnu. Je ne connais même pas tous les devoirs qui peuvent m’incomber un jour ou l’autre, en ma qualité de citoyen ; comment pourrais-je y acquiescer par avance ? Or tout ce qui est obligatoire, nous l’avons démontré, a sa source en dehors de l’individu. Tant donc qu’on ne sort pas de l’histoire, le fait de l’association présente le même caractère que les autres et, par conséquent, s’explique de la même manière. D’ailleurs, comme toutes les sociétés sont nées d’autres sociétés sans solution de continuité, on peut être assuré que, dans tout le cours de l’évolution sociale, il n’y a pas eu un moment où les individus aient eu vraiment à délibérer pour savoir s’ils entreraient ou non dans la vie collective, et dans celle-ci plutôt que dans celle-là. Pour que la question pût se poser, il faudrait donc remonter jusqu’aux origines premières de toute société. Mais les solutions, toujours douteuses, que l’on peut apporter à de tels problèmes, ne sauraient en aucun cas affecter la méthode d’après laquelle doivent être traités les faits donnés dans l’histoire. Nous n’avons donc pas à les discuter.

Mais on se méprendrait étrangement sur notre pensée, si de ce qui précède on tirait cette conclusion que la sociologie, suivant nous, doit ou même peut faire abstraction de l’homme et de ses facultés. Il est clair, au contraire, que les caractères généraux de la