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commencée, poursuivie au delà du Rhin, s’achèverait avec le concours de la France ; deux grands peuples seraient révélés l’un à l’autre, en apprenant à se mieux connaître, apprendraient à s’aimer : quel lien plus fort que la communauté d’un travail désintéressé qui fait participer les esprits d’une même vérité ? C’est l’Allemagne, patiente et hardie, érudite et philosophe, qui a donné à la philologie et à l’histoire toute leur portée, qui les a mises à leur place et à leur rang, en y cherchant autre chose qu’une collection de faits curieux, en pressentant dans les faits eux-mêmes et dans leur succession une logique réelle, les moments du progrès de l’idée. Renan serait au xixe siècle, pour ce peuple plus spéculatif, avec plus de sérieux aussi et d’élévation, ce que Voltaire avait été au xviiie siècle pour l’Angleterre : il élaguerait les broussailles germaniques, il éclaircirait ce qui restait confus ; par lui, une fois encore l’esprit français ferait son œuvre qui est de rendre humaines, universelles, les vérités qui restent nationales dans l’esprit et la langue des autres peuples.

À toutes ces séductions, cette philosophie par l’histoire ajoutait, pour Renan, celle d’être la sienne. Faite de son expérience, de ses études antérieures, de ses besoins, de ses qualités et de ses défauts, elle était son esprit même ; elle permettait une activité incessante, dirigée en tous sens ; elle autorisait les joies d’une curiosité toujours en éveil ; elle n’enfermait pas l’absolu dans des formules inertes, elle se donnait elle-même comme relative et revisable. Elle faisait une part a l’imagination de l’artiste qui vivifie l’œuvre de l’historien scrupuleux, en recréant par sympathie les états d’âme dont les faits ne laissent souvent qu’une trace incertaine ; elle voulait une sorte de divination morale, l’usage des dons que Renan devait au souvenir des vies antérieures qu’il avait traversées. Elle accordait les exigences, les scrupules de l’esprit critique avec la vague poésie d’une philosophie sans dogmes arrêtés, dont les formules doivent se plier à la diversité des phénomènes. Elle offrait surtout au caractère indécis, à l’esprit hésitant, cet avantage sur la dialectique des philosophes de se passer de principes nets et d’ajourner indéfiniment les conclusions définitives. Comme à l’esprit de Renan, cette méthode, il faut l’avouer, répondait à celui de beaucoup de ses contemporains qui, sous l’éducation scientifique et positive, gardaient les restes

    problème philosophique. La théologie ne doit plus être que l’histoire des efforts spontanés tentés pour résoudre le problème divin… La psychologie n’envisage que l’individu, et elle l’envisage d’une manière abstraite, absolue, comme un sujet permanent et toujours identique à lui-même ; aux yeux de la critique, la conscience se fait dans l’humanité comme dans l’individu, elle a son histoire. »