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Enfin, l’espace géométrique est une donnée, la donnée primitive et suprême. Et lui aussi se prolonge indéfiniment en glissant sur lui-même, à la façon dont se prolongent indéfiniment le plan et la droite.

Or c’est ici que je me sépare des métagéomètres. Ils ont regardé l’espace qu’ils nomment euclidien, comme étant en quelque sorte une création de l’esprit, définie par certaines propriétés choisies par lui arbitrairement entre d’autres également possibles, par exemple, que les trois angles d’un triangle y font exactement deux droits. Pour prouver ce qu’ils avancent, ils ont créé d’autres espaces, sphériques, pseudosphériques, où les trois angles d’un triangle font plus ou moins que deux droits, et ils en ont édifié la géométrie. Ils ont mis sur la même ligne ces trois ordres d’espaces ; mieux encore, ils ont subordonné le premier aux deux autres.

C’est là précisément ce que je ne puis accepter. Oui, des espaces sphériques, pseudosphériques sont des créations arbitraires de l’esprit, et à leur instar, il peut créer des espaces elliptiques, hyperboliques, paraboliques, etc. Mais l’espace euclidien est, comme je l’ai dit dans l’étude précédente, le produit d’une donnée réelle, simplifiée par une abstraction. L’espace euclidien s’impose et, si les habitants de Mars font de la géométrie, c’est sur la même abstraction et les mêmes données qu’ils l’édifient.

Sans doute, les espaces des Lobatschewsky et des Riemann ont, eux aussi, un fond expérimental : ils sont isogènes, c’est-à-dire tels qu’une figure géométrique, solide, surface ou ligne, peut s’y déplacer sans altération de ses propriétés intérieures, comme je l’ai expliqué dans l’étude précédente. De même, l’espace euclidien est isogène — d’une isogénéité parfaite, il est vrai — ; mais il est en outre homogène, en ce sens que toute figure géométrique y est susceptible d’être modifiée dans ses dimensions tout en gardant sa forme. À première vue, il semble donc que l’étude des espaces méteuclidiens puisse précéder celle de l’espace euclidien, puisque celui-ci contient un attribut de plus. Mais cette première vue est superficielle et fausse. L’homogénéité n’est pas une qualité qui vient s’ajouter à l’isogénéité ; elle la comprend : tout ce qui est homogène est isogène. Et voilà pourquoi les métagéométries ne sont et ne peuvent être que des excroissances de la géométrie euclidienne.

Aussi il est impossible d’asseoir la géométrie, quelque nom qu’on croie pouvoir lui donner, sur d’autres bases que la géométrie d’Euclide. Oh ! en paroles, rien de plus facile. On invente un langage spécial où les mots sont nouveaux ou bien détournés de leur sens traditionnel c’est que nous avons vu pour la droite, le plan, les