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mères, comme le croient les esprits bornés, que ces mots d’infini, d’absolu, de substance, d’universel. Tout cela constitue un ensemble de notions indispensables pour la bonne discipline de l’esprit[1]. » Mais l’esprit n’a pas, en les discutant, à se discuter lui-même, qu’il s’accepte et qu’il agisse.

Nous discernons maintenant le rôle de la philosophie. La science nous fait connaître le monde qui nous entoure, elle nous en découvre les phénomènes et les lois, mais elle le laisse, en un sens, étranger à la pensée dont il est l’objet ; la philosophie est l’œuvre propre de l’esprit qui, par une sympathie intelligente, cherche à pénétrer la vie intérieure de l’univers, à se retrouver en lui, à aller du dehors au dedans, du fait à l’idée, des actes, si j’ose dire, aux intentions. L’intelligence du livre dépend de ce qu’on en a déchiffré. La philosophie n’ajoute pas une science aux sciences, elle en est l’achèvement, la fleur ; « elle est le résultat général de toutes les sciences, le son, la lumière, la vibration qui sort de l’éther divin que tout porte en soi ». Bien que liée à la science, à ses progrès, la philosophie, qui ne discute pas ses principes, a quelque chose de subjectif, de personnel ; par là elle se rapproche de l’art, de la poésie. « La plus humble comme la plus sublime intelligence a eu sa façon de concevoir le monde ; chaque tête pensante a été, à sa guise, le miroir de l’univers ; chaque être vivant a eu son rêve qui l’a charmé, élevé, consolé : grandiose ou mesquin, plat ou sublime, ce rêve a été sa philosophie. » (Fgts philosophiques, p. 287.) Mais cette poésie n’est pas une fantaisie, elle est l’intelligence la plus haute, le sentiment le plus intense du réel dans un esprit donné, elle est la conscience relative, imparfaite toujours, que l’absolu prend de lui-même dans une conscience humaine.


III


Si la philosophie n’est pas une science distincte, si elle consiste à commenter le langage visible que parle le monde, à raisonner sur les phénomènes comme nous raisonnons sur les actes de nos semblables, on y peut arriver par les voies les plus diverses. La route royale qui y mène est la science universelle. Mais des sciences particulières n’en est-il pas une qui ait le privilège d’y introduire plus directement ? Renan est philologue, historien, il n’hésite pas à conférer ce privilège à l’histoire. Dès 1847, il écrivait : « L’union de la

  1. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 282).