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tions qui se sont établies inconsciemment peu à peu dans notre cerveau, par effet des sensations que les choses et les phénomènes naturels produisent en nous. Les sauvages, qui sont si peu capables d’attention et de réflexion, ont pu exploiter beaucoup des forces naturelles, sans aucune notion de chimie ou de physique. « Si nous ne nous trompons, écrit M. Espinas, la théorie mécanique du boomerang, cet instrument de chasse qui revient, après avoir touché le but, vers celui qui l’a lancé, embarrasserait nos savants actuels. Il a fallu de longs efforts pour expliquer théoriquement les procédés chimiques dont l’humanité se sert depuis des temps immémoriaux dans la préparation des métaux, du vin, du laitage, etc. ; l’horticulture a précédé la botanique et c’est aux éleveurs que Darwin a emprunté l’idée de sélection, loin que ceux-ci la tiennent de lui. La pratique partout a devancé la théorie. En d’autres termes, l’action s’est partout adaptée aux circonstances sans le secours de la pensée abstraite[1]. » Même aujourd’hui le matelot, en regardant l’atmosphère, y voit sans se tromper les signes de la tempête ou du beau temps ; le sportman connaît parfois la psychologie du cheval aussi bien que Romanes et Houzeau ; mais ni l’un ni l’autre n’ont jamais fait des études méthodiques de météorologie ou de psychologie générale. Les proverbes, qui sont l’expérience de la foule, contiennent parfois des vérités que la science ne réussit à démontrer qu’après un grand nombre de recherches : ainsi M. Lombroso et moi, nous avons trouvé énoncée dans les proverbes la loi de la longévité plus grande de la femme, que la statistique a mis tant de temps à démontrer scientifiquement avec ses tableaux et ses chiffres. C’est une espèce particulière de raisonnement qu’on pourrait appeler, d’après M. Espinas, subconsciente, dans laquelle ni l’attention ni la réflexion ne jouent qu’un rôle très petit, et qui a été employée par l’homme sur une échelle bien plus grande que le raisonnement proprement scientifique. Puisque par une loi psychologique, analysée entre autres par M. Spencer, la cohésion et l’associabilité des états de conscience sont proportionnelles à la fréquence avec laquelle ils se sont suivis dans l’expérience, il s’en suivra que dans le cas du matelot, parmi tous les états de conscience produits par les phénomènes qui précèdent une tempête, ceux-là auront une tendance plus forte à s’associer avec l’idée de la tempête, qui précèdent constamment la tempête ; ceux qui par contre tantôt la précèdent, tantôt manquent, auront une tendance moindre. Pour cette espèce de raisonnement, il suffit d’un effort très petit ; et puisque le plus grand nombre des raisonnements

  1. Espinas, Des sociétés animales, Paris, 1878, p. 199.