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plus récentes de l’évolution psychique est aussi une des premières à disparaître dans les cas pathologiques. Enfin ceux qui bon gré mal gré se plient au devoir du travail, trop souvent cherchent un soulagement dans la boisson qui est chargée de faire oublier les chagrins de la vie.

Mais si l’horreur du travail musculaire a été en partie vaincue par la civilisation, l’horreur du travail mental est bien plus vive. Tout effort mental répugne instinctivement à l’homme. On sait que la forme supérieure du travail mental est l’attention que M. Ribot a appelée volontaire ; c’est-à-dire l’effort volontaire dirigé à régler le cours des images et des idées, en retenant dans le champ de la conscience celles qui sont nécessaires pour un travail donné et refoulant en dehors de la conscience les autres. Or s’il est certain que, ainsi que l’a remarqué M. Spencer, les peuples civilisés sont plus capables d’attention que les sauvages, on ne peut aussi douter que même les peuples civilisés n’ont pas cette faculté développée à un haut degré. « La grande majorité des gens civilisés, écrit M. Ribot, s’est adaptée d’une manière suffisante aux exigences de la vie sociale ; ils sont capables à quelques degrés d’attention volontaire. Mais bien petit est le nombre de ceux dont parle Spencer, pour qui elle est un besoin ; bien rares sont ceux qui professent et pratiquent le stantem oportet mori… L’attention est un état anormal, non durable, produisant un épuisement rapide de l’organisme ; car au bout de l’effort il y a la fatigue, au bout de la fatigue l’inactivité fonctionnelle[1]. » Tout le monde du reste aura observé que l’attention est toujours partielle et limitée à un nombre très petit d’objets : ainsi nous prêtons attention à tout ce qui a rapport avec notre profession et dans les heures où nous sommes forcés de le faire ; mais en dehors de ce champ très restreint nous ne prêtons qu’une attention très superficielle à toutes les choses qui d’une façon ou d’une autre viennent frapper nos sens. La grande majorité des hommes comprend même si peu un état d’attention intense et continuelle, qu’il appelle distraits, comme l’a remarqué M. Richet, justement les hommes chez qui l’attention a une puissance plus grande, c’est-à-dire les hommes de génie qui, souvent absorbés par une idée, n’ont plus ni yeux ni oreilles pour les autres choses.

L’homme en somme cherche à s’épargner le plus qu’il peut ce douloureux effort mental qui s’appelle attention. En effet un petit nombre seulement de ses idées est l’effet de la réflexion volontaire et de l’attention concentrée ; toutes les autres sont le produit d’associa-

  1. Ribot, La psychologie de l’attention, Paris, 1889, passim.