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À côté des phénomènes de l’inertie mentale, on peut étudier un autre phénomène psychologique, qui a été jusqu’ici très peu observé, mais dont l’influence sur toute l’évolution humaine est très considérable, et dont l’action se trouve souvent jointe à celle de la loi d’inertie. Ce phénomène est celui qu’on pourrait appeler loi du moindre effort. L’homme, d’après la loi de l’inertie, reçoit du dehors l’impulsion à la vie psychique ; mais cette impulsion reçue, il cherche, toujours d’après la loi du moindre effort, à accomplir l’effort mental le plus petit. La loi de l’inertie règle la production des états de conscience, la loi du moindre effort règle leur activité.

L’homme n’aime pas le travail, ni le travail des muscles, ni le travail du cerveau. Je dirai presque que l’horreur du travail est un des phénomènes les plus saillants de la psychologie humaine.

La chose que l’homme a maudite avec plus d’amertume, aux débuts de la civilisation, a été justement le travail. En hébreu le même mot assab a la signification de travail et de douleur ; en grec μενομαι = s’efforcer, travailler, souffrir ; πενία = pauvreté ; πείνα, faim ; πόνος, souffrance, qui tous sont dérivés de la même racine. Le mot français travail a un frère dans le mot italien travaglio, qui veut dire souffrance ; et le mot italien lavoro (= travail) a été engendré par le mot latin labor, dont la signification était celle de douleur. Quel est le châtiment que les anciens Juifs prétendent avoir été donné par Dieu à l’homme à cause de sa désobéissance ? Le travail. Le goût des sauvages pour l’oisiveté est si connu, d’après un tel nombre de témoignages des voyageurs, qu’il est presque inutile de donner beaucoup de faits sur ce point ; il suffit de rappeler que presque partout l’homme a chargé la femme des travaux les plus pénibles, ne s’occupant pour son compte que de la chasse et de la guerre, c’est-à-dire se réservant les activités auxquelles sont liés les plaisirs du succès et de la vanité satisfaite.

La civilisation a sans doute réussi à faire contracter l’habitude du travail musculaire à la grande majorité des hommes ; celle-ci a été même une de ses conquêtes les plus brillantes ; mais combien elle a coûté cher, cette conquête ! Il a fallu l’échafaud, la misère, l’esclavage pour habituer l’homme à porter ce fardeau ; et même aujourd’hui la victoire est loin d’être complète. « La plus grande partie des hommes, écrit M. Spencer, ne travaille que parce qu’elle y est contrainte par la nécessité. » Il y a des classes sociales entières dont tout l’effort est dirigé à se soustraire à la loi du travail, tels que les criminels, les vagabonds, les prostituées ; le goût de l’oisiveté est même un caractère qu’on trouve toujours dans toutes les formes de dégénération ; car l’amour du travail étant une des formations