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brochard. pyrrhon et le scepticisme primitif

qu’il y ait là un étonnant exemple de ce que peut la volonté humaine ? Quelques réserves qu’on puisse faire, il y a peu d’hommes qui donnent une plus haute idée de l’humanité. En un sens, Pyrrhon, dépasse Marc-Aurèle et Spinoza. Et c’est peut-être lui qui a dit que la douceur est le dernier mot du scepticisme[1].

Il n’y a pas à s’y tromper, il faut reconnaître là l’influence de l’Orient. L’esprit grec n’était pas fait pour de telles audaces elles ne furent plus renouvelées après Pyrrhon. Les cyniques avaient bien pu faire abnégation de tous les intérêts humains, mépriser le plaisir, exalter la douleur, s’isoler du monde mais c’était en prenant à l’égard des autres un ton d’arrogance et de défi ; et, dans cette vertu d’ostentation et de parade, l’orgueil, la vanité et l’égoïsme trouvaient leur compte. Plus sérieux, et plus sincères peut-être, les stoïciens, ou du moins les plus illustres d’entre eux, renoncent à cette vaine affectation, et se préoccupent moins d’étonner les autres, que de se mettre discrètement et honnêtement, dans leur for intérieur, en parfait accord avec la raison. Mais sans compter qu’ils admettent encore quelques adoucissements, il y a en eux je ne sais quoi d’apprêté et de tendu : ils se raidissent avec un merveilleux courage, mais on sent l’effort. Chez Pyrrhon, le renoncement semble devenir aisé, presque naturel : il ne fait aucun effort pour se singulariser ; et s’il a dû lutter contre lui-même (car on nous assure qu’il était d’abord d’un naturel vif et emporté), sa victoire semble définitive. Il vit comme tout le monde, sans dédaigner les plus humbles travaux ; il a renoncé à toutes les prétentions, même à celle de la science, surtout à celle-là. Il ne se donne pas pour un sage supérieur aux autres hommes, et ne croit pas l’être il n’a pas même l’orgueil de sa vertu. Il fait plus que de respecter les croyances populaires il s’y conforme, fait des sacrifices aux Dieux, et accepte les fonctions de grand-prêtre : il ne paraît pas les avoir remplies plus mal qu’un autre.

C’est l’exemple des gymno-sophistes et des mages de l’Inde qui l’a amené à ce point : c’est dans l’Inde qu’il s’est assuré que la vie est peu de chose, et qu’il est possible de le prouver. Les leçons de Bryson et d’Anaxarque avaient préparé le terrain : l’un en lui enseignant la dialectique, lui en avait appris le néant ; l’autre lui avait enseigné que toutes les opinions sont relatives, et que l’esprit humain n’est pas fait pour la vérité absolue. Les gymno-sophistes firent le reste, et lui montrèrent mieux que par des arguments et des disputes la vanité des choses humaines.

  1. Diog., IX, 108. … τινὲς ϰαὶ τὴν ἀπαθείαν, ἀλλοι δέ τῆν πραότητα τέλος εἰπεῖν φας τοῦς σϰεπτιϰούς.