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tématique, s’il est permis d’unir ces deux mots. C’est lui qui, au témoignage d’Ascanius[1], trouva la formule sceptique : suspendre son jugement (ἐπέχειν τὴν συγϰατάθεσιν). Aristote n’emploie nulle part le mot ἐποχή.

La raison qu’il donnait, c’est que toujours des arguments de force égale peuvent être invoqués pour et contre chaque opinion (ἀντιλογία). Le mieux est donc de ne pas prendre parti, d’avouer qu’on ne sait pas (ἀϰαταληψία) ; de ne pencher d’aucun côté (ἀῤῥεψία) ; de rester en suspens (ἐποχή). De là aussi diverses formules[2] qui ont la même signification : Je ne définis rien (οὐδὲν ὁρίζω). Rien n’est intelligible (ϰαταληπτόν). Pas plutôt ceci que cela (οὐδὲν μᾶλλον). Mais ces formules sont encore trop affirmatives : il faut entendre qu’en disant qu’il n’affirme rien, le sceptique n’affirme pas même cela. Les mots pas plus que n’ont dans son langage, ni un sens affirmatif et marquant l’égalité, comme quand on dit : Le pirate n’est pas plus méchant que le menteur ; ni un sens comparatif, comme quand on dit Le miel n’est pas plus doux que le raisin mais un sens négatif, comme quand on dit Il n’y a pas plus de Scylla que de chimère. Plus tard même on remplacera la formule οὐδὲν μᾶλλον par l’interrogation τί μᾶλλον. En d’autres termes, en toutes ces formules l’affirmation n’est qu’apparente elle se détruit elle-même, comme le feu s’évanouit avec le bois qu’il a consumé, comme un purgatif, après avoir débarrassé l’estomac, disparaît sans laisser de trace[3].

Les disciples de Pyrrhon[4] se donnent le nom de zététiques parce qu’ils cherchent toujours la vérité ; de sceptiques, parce qu’ils examinent toujours sans jamais trouver ; d’éphectiques, parce que ils suspendent toujours leur jugement ; d’aporétiques, parce qu’ils sont toujours incertains, n’ayant pas trouvé la vérité.

Il importe de remarquer que le doute sceptique ne porte pas sur les apparences ou phénomènes (φαινόμενα), qui sont évidents (ἐναργῆ) mais uniquement sur les choses obscures ou cachées (ἄδηλα)[5]. Aucun sceptique ne doute de sa propre pensée[6]. Le sceptique avoue qu’il fait jour, qu’il vit, qu’il voit clair. Il ne conteste pas que tel objet lui paraisse blanc, ou que le miel lui paraisse doux. Mais le miel est-il doux ? l’objet est-il blanc ? Voilà ce qu’il ne sait pas. Il ignore tout

  1. Diog. IX, 61. τὸ τῆς ἀϰαταληψίας ϰαὶ ἐποχῆς εἶδος εἰσαγαγών.
  2. Diog. IX, 74. Sqq. Cf. Sext. P. I, 187. Sqq.
  3. Diog. IX, 74. Aristoc. l. I. Cf. Sextus, P. I. 206. M. VIII. 480.
  4. Diog. IX, 70.
  5. Ibid. 103.
  6. Diog. IX, 77. Ζητεῖν ἔλεγον οὐχ ἅπερ νοοῦσιν, ὅτι γὰρ νοεῖται δήλον, ἄλλ' ὦν ταῖς αἰσθήσεσι μετίσχουσιν. — ibid., 104 : ϰαὶ γὰρ τὸ φαινόμενον τιθέμεθα, οὐχ ὡς ϰαὶ τοιοῦτον ὄν.