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P. TANNERY. — la théorie de la matière d’après kant

proposition avec l’hypothèse des coefficients intensifs. Prétendre d’autre part qu’il y a là une notion à priori, tout en reconnaissant qu’il s’agit de valeurs numériques dont la détermination ne peut être conçue qu’empiriquement, et soutenir qu’il n’y a pas là de cercle vicieux, me paraît une discussion oiseuse, et une véritable ignoratio elenchi. Kant en somme, pour une raison ou une autre, n’a pas suffisamment approfondi la question et ne lui a fait faire aucun progrès.

L’obscurité qu’il a laissé subsister sur ces points, entache sa première loi mécanique. « Dans tous les changements des corps de la nature, la quantité totale de la matière reste la même, sans augmentation, ni diminution. »

Le véritable caractère de cette proposition générale ne se laisse pas facilement reconnaître, car il dépend du concept de matière, et il est aussi ambigu que l’est en réalité ce concept. Tant que ce dernier n’est pas suffisamment précisé, la loi renferme un élément apriorique d’autant plus mal défini, que sa véritable signification reste nécessairement discutable, comme le montre son histoire, depuis le jour où les premiers penseurs grecs l’ont soit implicitement admise, soit explicitement formulée. Il est clair en effet que le principe : « Rien ne vient de rien » est entendu dans des sens très différents par Platon et par Épicure.

L’élaboration scientifique du concept de matière n’a pas jusqu’à présent été suffisante pour faire disparaître les difficultés ; la formule de Kant a une signification différente en mécanique, en physique, en chimie, en biologie, parce que pour ces différentes sciences, le concept de matière n’est pas en réalité identique. Cette formule ne se prête donc pas à une critique générale, mais nous n’avons à la considérer qu’au point de vue mécanique, où sa signification est heureusement aussi précise que possible.

La quantité de matière se mesure par la masse ; la masse à son tour se mesure par des procédés empiriques, qui supposent que la même masse, soumise aux mêmes forces, prendra le même mouvement. Il m’est impossible dès lors de voir, dans la loi de Kant, au sens purement mécanique, autre chose qu’une vraie tautologie.

Il nous est en effet impossible de reconnaître si un corps est resté le même au point de vue de la masse autrement qu’en déterminant à nouveau celle-ci par l’emploi des procédés empiriques ; s’ils donnent un résultat différent, nous déclarons que le corps n’est plus le même, qu’il a été augmenté ou diminué.

Quant à affirmer que la quantité de masse, perdue par exemple, doit se retrouver dans l’ensemble des corps environnants, du moment où cet ensemble est infini, c’est simplement répéter, sous une